Les dieux égyptiens à Rome, pratiques religieuses

L'Égypte fascine les Romains : les fouilles de Pompéi l'attestent ; nombreuses sont, au début de la période impériale, les maisons décorées de fresques ou de mosaïques représentant des animaux ou des paysages égyptiens ; les paysages nilotiques sont à la mode. Et les dieux égyptiens aussi attirent. Les cultes d'Isis, d'Osiris et de Sérapis connaissent, à Rome et dans l'Empire, un grand succès. Une religion ancienne, à la mythologie riche, mais aussi des cérémonies chamarrées, où se mélangent couleurs, lumière, musique, et qui parlent à l'imagination : tels sont, parmi d'autres, les composantes de ce succès.

Statuette d'Isis-Aphrodite
Statue d'Isis-Aphrodite, © The Metropolitan Museum of Art

 

Croyances et pratiques des dévots isiaques en Italie centrale sont assez bien connues. Les sources archéologiques, épigraphiques, littéraires, sont nombreuses. L'éruption du Vésuve a permis de disposer d'une abondante documentation : lieux de culte, fresques, statues, objets...

Apulée, écrivain du IIe siècle après J.-C., dans son roman Les Métamorphoses, raconte l'histoire de Lucius, qui a eu le malheur d'être changé en âne, et qui va vivre des aventures rocambolesques. Mais le ton change à la fin de l'ouvrage : Isis rend à Lucius son apparence humaine, et il devient un dévot d'Isis et d'Osiris. Certes, Lucius est grec, et bien des cérémonies auxquelles il participe se situent en Grèce, mais il se sent chez lui quand il arrive à Rome et fait ses dévotions dans le temple d'Isis situé au Champ de Mars, car il est, dit-il, membre d'une communauté cultuelle qui dépasse les frontières :

" Fani quidem advena, religionis autem indigena. " - " Étranger certes dans ce sanctuaire, mais chez moi par la religion." Apulée, Métamorphoses, XI, 26

On peut penser qu'Apulée souligne là un des attraits communs aux cultes orientaux : les commerçants ou les marins qui parcouraient la Méditerranée pouvaient retrouver en de nombreux lieux un rite familier et une communauté accueillante.

 

Origines

 

Mythologie égyptienne

 

Isis et Osiris, ainsi que leur fils Horus, figurent parmi les dieux principaux du panthéon égyptien.
Selon la légende, Osiris et sa sœur-épouse, Isis, régnaient sur l'Égypte. Seth, jaloux de leur pouvoir, voulut s'emparer du trône. Usant de ruse, il persuada son frère Osiris de s'allonger dans un coffre qu'il referma avant de le jeter dans le Nil. Isis partit alors à la recherche de son époux défunt, qu'elle retrouva sur le rivage phénicien, et rapporta en Égypte. Seth s'empara des restes d'Osiris, qu'il dépeça en plusieurs morceaux, qu'il fit disperser. Isis se lança alors dans une seconde quête, à la suite de laquelle elle put, grâce à ses talents de magicienne, rendre brièvement la vie à son mari. Elle conçut avec lui un fils, Horus, avant qu'Osiris ne gagne le monde des enfers. Elle protégea ensuite son enfant - nommé Harpocrate par les Grecs - et l'aida à reconquérir le pouvoir usurpé par Seth.
Aucun récit complet de cette légende et datant de l'Égypte ancienne n'a été conservé. Des épisodes fragmentaires nous sont parvenus, le seul texte que nous possédions, Isis et Osiris, est celui de Plutarque, un auteur grec.
En Égypte même, Isis est assimilée à d'autres déesses dont elle emprunte les attributs : elle est ainsi représentée avec un serpent, ou portant une coiffe à doubles cornes enserrant le disque du soleil. Les Égyptiens accordent à ces deux dieux de nombreux pouvoirs : Osiris, lié à l'eau bienfaitrice du Nil, est le dieu de la fécondité, celui du monde des enfers aussi ; Isis, à la fois épouse et mère, incarne la maternité, la fertilité, elle est victorieuse de la mort.

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Triade du roi Osorkon II, Égypte, 874-850 avant J.-C.
 

Influence hellénistique

 

Ce culte n'est pas parvenu tel quel dans le monde romain. Déjà, en Égypte, la dynastie des Ptolémées a transformé la religion traditionnelle à son profit, en l'hellénisant. Les Ptolémées vont aussi promouvoir, au IIIe siècle avant J.-C., Sérapis, qui est à la fois le dieu taureau Apis et Osiris. Il est représenté, tel Zeus, barbu et chevelu. Ils font construire à Alexandrie un sanctuaire, le Serapeum, dont la renommée s'étend dans le bassin méditerranéen. Tacite raconte, dans les Histoires (Livre IV, 83 et 84) l'origine légendaire de ce culte. Isis, qui n'est plus représentée dans une position hiératique, mais d'une manière plus proche de la statuaire grecque, est assimilée à des déesses du panthéon grec : Déméter, Aphrodite… ; sa légende est liée à celle d'Io, jeune fille dont Zeus est tombé amoureux, qu'il a transformée en génisse blanche pour la soustraire à la jalousie d'Héra, et qui fuira la colère de l'épouse courroucée de Zeus jusqu'en Égypte. Osiris et Sérapis sont, eux, identifiés à Dionysos.
Ces cultes se répandent dans le monde grec, d'autant plus facilement qu'Isis est à la fois la protectrice du phare d'Alexandrie et celle des marins (Isis-Pharia et Isis-Pelagia) : aux IIIe et IIe siècles avant J.-C., des sanctuaires d'Isis sont construits dans de nombreux ports et villes grecs, en particulier à Délos.

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Reine en Isis, prêtre / Période ptolémaïque

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Croyances

Isis est, parmi les dieux et déesses égyptiens, la plus vénérée dans le monde romain. Souvent associés à elle, Sérapis, mais aussi Osiris, Anubis et Harpocrate sont révérés en Italie, quoique dans une moindre mesure.
Isis présente de multiples facettes, et son culte prend des formes aussi bien mystiques que populaires. Symbole de l'amour conjugal et maternel, elle est une déesse secourable, dont on attend réconfort et guérison. Déesse de la fertilité et de la fécondité, nourricière, elle est aussi, comme à Alexandrie et en Grèce, la protectrice des marins. Magicienne puissante, elle fait des miracles.
C'est cet aspect universel qui la fait nommer la " déesse aux mille noms " : elle est la déesse qui est toutes les déesses à la fois - selon le principe de l'hénothéisme (une divinité prend le pas sur les autres sans que l'on aille jusqu'au monothéisme), elle est  la divinité qui transcende toutes les autres (Plutarque, Isis et Osiris, 53, et Apulée, Métamorphoses, XI, 5) :

" […] summa numinum, regina manium, prima caelitum, deorum dearumque facies uniformis […] cuius numen unicum multiformi specie, ritu uario, nomine multiiugo totus ueneratus orbis. "
" […] divinité suprême, reine des Mânes, la première entre les habitants du ciel, forme universelle des dieux et des déesses, […] puissance unique adorée sous autant d'aspects, de visages, de cultes et de noms qu'il y a de peuples sur la terre. " Apulée, Métamorphoses, XI, 5

Cette idée est d'ailleurs déjà exprimée dans des textes gravés en grec en Égypte, au Fayoum, au Ier siècle avant J.-C. Puissante, Isis est souvent appelée Fortuna car elle peut modifier le destin - que les dieux romains ne maîtrisent pas :

In tutelam Liam receptus es Fortunae, sed videntis, quae suae lucis splendore ceteros etiam deos illuminat. "
" Tu es désormais sous la garde d'une Fortune qui, elle, n'est pas aveugle, et qui illumine les autres divinités de la splendeur de sa lumière ". Apulée, Métamorphoses, XI, 5

Son pouvoir n'est pas limité à cette vie : à son culte est lié l'espoir d'une vie dans l'au-delà. A travers les rites, les fidèles revivent la quête d'Isis et recherchent ainsi la vie éternelle.
Toutes ces fonctions sont attestées dans les noms qui lui sont attribués : Isis Reine (Regina), Souveraine (Domina), Victorieuse (Victrix), Triomphante (Triumphalis), Celle qui sauve (Salutaris). C'est donc une déesse à la fois tutélaire, puissante, mais aussi proche, avec laquelle les Romains peuvent établir une intimité que la religion officielle ne développe pas.
Osiris est évoqué comme un dieu lié à l'eau, à l'humidité génératrice de vie - et donc à l'agriculture (Tibulle, Élégies, VII, 23 - 48), à une promesse d'immortalité.
Sérapis est honoré davantage par des étrangers d'origine gréco-orientale. Assimilé à Zeus ou à Dionysos (Tacite, Histoires, IV, 84), il est une divinité puissante mais plus lointaine : on lui attribue les qualificatifs de Seigneur (Dominus), d'Invaincu (Invictus), de Grand (Magnus). Il est parfois même assimilé au Soleil.

Sanctuaires - Des temples à la fois exotiques et familiers

En Campanie

Même s'il est loin d'être le seul sanctuaire de Campanie, le temple le mieux conservé est l'Iseum de Pompéi. Le premier Iseum pompéien, qui datait de la fin du IIe siècle avant notre ère, fut détruit par le tremblement de terre de 62 avant J.-C. et reconstruit peu après, alors que, dans la même ville, aussi bien le forum et des temples ne le seront encore que partiellement lors de l'éruption du Vésuve. Entouré par une enceinte, le temple est dissimulé aux yeux des passants, qui ne peuvent accéder à l'intérieur que par une porte étroite ; il diffère en cela des temples romains qui s'ouvrent directement sur les places. Le temple lui-même, situé sur un podium, contient les statues d'Isis et d'Osiris ; autour sont disposées plusieurs pièces, qui servent aux banquets sacrés (ecclésiastérion), au dépôt des objets sacrés (sacrarium), au logement des prêtres. À l'intérieur de l'enceinte on accède également par un escalier à un lieu souterrain où se trouve l'eau lustrale. Cette disposition des lieux correspond aux indications données par Apulée (Métamorphoses, XI, 19, 1 / 20, 3-4 / 24, 2). Des fresques, des stucs, décorent les bâtiments, comme c'est aussi le cas dans des maisons privées où les murs gardent trace des croyances personnelles de leur propriétaire ; ils représentent les cérémonies, les prêtres, des objets cultuels, des animaux (crocodile, cobra...).

Les légendes peintes sur les murs évoquent un univers à la fois exotique (instruments du culte, serpent) et familier (légende gréco-romaine d'Io, représentation des figures féminines dont l'apparence rappelle plus celle d'une jeune femme romaine que d'une égyptienne....).

À Rome et à Ostie
 

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À Rome, tout édifice dédié à Isis ou aux autres dieux égyptiens est pendant longtemps prohibé dans le pomerium. Plusieurs sanctuaires s'installent donc à l'extérieur ; un des temples les plus importants est l'Iseum du Champ de Mars. Sont parvenues jusqu'à nous deux statues de grande taille qui ont été trouvées sur le site de ce temple : sous des traits masculins, le Nil (Musée du Vatican), et le Tibre (Musée du Louvre) - qui rappellent le pouvoir d'Isis sur les eaux, et correspondent à des représentations figurées des fleuves que les Romains ont l'habitude de voir.

Le culte : Rites, cérémonies, initiation

Les traces des cérémonies dont nous avons connaissance laissent à penser que les rituels isiaques ont frappé les Romains et ne leur ont pas été indifférents.

Les rites quotidiens

Tous les jours, la porte du temple est ouverte lors d'une célébration matinale. Les prêtres seuls pénètrent dans la cella pour procéder à l'habillement rituel des statues (vêtements, bijoux). Les portes du temple sont ouvertes et les effigies des dieux présentées à la vénération des fidèles, qui peuvent les voir depuis l'extérieur. Cette pratique - déjà en usage à Alexandrie - n'est pas celle de l'Égypte ancienne où la statue, sacrée, ne peut être vue que par un prêtre, mais pas non plus la pratique romaine. Apulée évoque un long moment de vénération (Métamorphoses, XI, 20). Plus tard dans la journée, à la huitième heure, les portes de la cella sont refermées jusqu'au lendemain (Tibulle, Élégies, I, III, 21 - 24).
Les rites sont accompagnés de musique, celle du sistre en particulier. L'eau joue un rôle essentiel, purificateur ; certaines cérémonies utilisent celle du Nil. Une hydrie - vase contenant ce liquide - est représentée comme l'émanation même d'Osiris (Apulée, Métamorphoses, XI, 11).
Le clergé, hiérarchisé, est organisé sur le modèle égyptien ; les différents prêtres accomplissent des tâches spécialisées. Certains, dont l'aspect frappe les Romains, sont vêtus d'une jupe de lin blanc et ont le crâne rasé ; les prêtresses sont habillées comme la déesse, d'une tunique de lin, d'un châle (ou manteau) noué sur la poitrine, et chaussées de sandales ; les desservants du culte sont soumis à des restrictions alimentaires, à des règles de chasteté. Si l'on en croit Apulée, ils ont un rôle de conseil auprès des dévots - rôle qui n'est nullement celui de la religion romaine officielle. Dans la hiérarchie viennent d'abord les prêtres, puis les initiés, et enfin les simples croyants.

Les cérémonies

Les deux fêtes principales sont le Navigium Isidis et l'Inventio Osiridis.
Le Navigium Isidis, qui rappelle le voyage d'Isis, se déroule le 5 mars et marque le début de la navigation de printemps : après des mois d'hiver trop dangereux, les marins peuvent reprendre la mer. Cette solennité, qui est décrite assez longuement par Apulée (Métamorphoses, XI, 5 puis de 8 à 12), donne lieu à un cortège vivant et animé, où défilent des personnages déguisés, les prêtres portant des objets symboliques, les initiés et des dévots, qui vont jusqu'au bord de la mer lancer un bateau richement décoré.
L'Inventio Osiridis, qui dure plusieurs jours à la fin du mois d'octobre et au début de novembre, retrace le destin d'Osiris. Ces festivités permettent de laisser éclater au grand jour les sentiments les plus vifs : la douleur de la mort d'Osiris, la joie et la célébration de son pouvoir revivifiant (Juvénal, Satire VI, 522 - 541).

L'initiation

On sait peu de choses sur l'initiation, l'archéologie ne donnant guère d'informations sur ces cérémonies secrètes. Ne devient pas initié qui veut, il faut être appelé par la déesse au cours d'un songe ; plusieurs jours d'abstinence sont destinés à la préparation du futur adepte. Apulée, qui est une source d'information intéressante sur les préparatifs, précise qu'il n'en dira rien de plus (Métamorphoses, XI, 23, 5-7). Même si le déroulement exact des rites nous échappe, l'initiation symbolise la mort et la renaissance du fidèle.

Les représentations des divinités

Les fouilles archéologiques ont permis de découvrir de nombreuses représentations de dieux et de déesses d'origine égyptienne, en particulier Isis - pour plus de la moitié - et Sérapis.

Juvénal précise même, en évoquant les ex-voto de tous ceux qui ont connu la tempête et les dangers de la navigation, que c'est Isis qui constitue le fond de commerce des peintres :

Pictores quis nescit ab Iside pasci ? " - " Qui ne sait qu'Isis nourrit les peintres ? " Juvénal, Satire XII, 28

Ces représentations sont largement influencées à la fois par les statues grecques de la période hellénistique, mais aussi, à partir d'Hadrien, par une mode " à l'égyptienne ", plus statique.
On aime à représenter Isis avec divers attributs symboliques, qui, pour certains, sont aussi ceux de la Fortuna : la corne d'abondance (fécondité), un gouvernail (Isis dirige le monde et est déesse des marins) ; sur sa tête sont posées une fleur de lotus, ou, à l'égyptienne, deux cornes enserrant un soleil ; elle adopte aussi parfois le modius (mesure à grain) propre à Déméter. Elle tient à la main un vase qui symbolise l'eau du Nil et Osiris, ou un sistre. Le nœud isiaque sur la poitrine (lié à ses pouvoirs magiques), des cheveux bouclés permettent de la distinguer d'autres figures féminines ; reine de l'au-delà, elle est parfois vêtue d'une robe noire. Dans les Métamorphoses, Apulée donne de la déesse une description à la fois spectaculaire et poétique (Métamorphoses, XI, 3 - 4) ; que confirme Plutarque :

" Les vêtements d'Isis sont teints de toutes sortes de couleurs bigarrées, parce que son pouvoir s'étend sur la matière qui reçoit toutes les formes et qui subit toutes les vicissitudes, puisqu'elle est susceptible de devenir lumière, ténèbres ; jour, nuit ; feu, eau ; vie, mort ; commencement et fin. " (Plutarque, Isis et Osiris, 77, traduction M. Meunier, 1924, G. Trédaniel éditeur).

Dans la littérature comme dans les représentations, elle est souvent associée à d'autres dieux - Harpocrate, Anubis à la tête de chien - ou d'autres personnages. Il n'est parfois pas simple pour les archéologues d'analyser ces représentations : les enfants qui sont représentés, en Italie, coiffés avec une mèche plus longue sur le côté du crâne (dite " boucle d'Horus ") suivent-ils une simple mode " à l'égyptienne " ou s'agit-il d'enfants isiaques ? Sérapis, quant à lui, fait aussi l'objet de représentations en série qui le montrent sous la forme d'un dieu barbu et chevelu dont la posture évoque celle de Jupiter, mais qui présente des particularités qui le distinguent du roi des dieux.

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