Références de l'article :
Actes du colloque de Rome, 21-23 novembre 1985, Publications de l'École Française de Rome Année 1988 107 pp. 51-57
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1988_act_107_1_3309
Notes
- C. W. Thompson, Le jeu de l'ordre et de la liberté {Coll. stendhalienne) , Aran (Suisse), 1982.
- Le Rouge et le Noir (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1952, p. 699.
- Op. cit., p. 697.
- Op. cit., p. 109.
- Phrase prononcé par une héroïne d'Antonioni dans le film Identification d'une femme.
- Armance (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1952, p. 145.
- F. Rude, Stendhal et la pensée sociale de son temps, Brionne (Eure), 1983, p. 27.
- La Chartreuse de Parme (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1952, p. 526.
Balzac a cru sentir dans la Chartreuse, roman politique à ses yeux, une sympathie pour la monarchie. La plupart des stendhaliens en revanche pensent que Stendhal était favorable aux libéraux italiens. Mais un roman n'est pas le réel, et comment connaître exactement la position de l'auteur vis-à-vis des personnages qu'il met en scène et de quelle mise en scène s'agit-il? Comment faire la part chez un homme aussi subtil que Stendhal, de l'imaginaire, des aspirations secrètes, des rêves enfouis? Stendhal a toujours balancé entre Werther et Don Juan, pourquoi pas entre libéralisme et monarchisme, entre Ferrante Palla et Mosca?
Traiter de la réalité à partir d'un texte littéraire est toujours une entreprise hasardeuse. Il semble que l'œuvre littéraire ressemble au jardin du derviche décrit à la fin de Candide : on y vit en petit comité, on y fabrique ses sorbets, on y boit du bon café et on se moque bien de ce qui peut se passer à Constantinople. Mais on va à Constantinople, y acheter ce dont on a besoin. L'œuvre littéraire prend dans la réalité ce qu'il faut pour se faire et puise dans les images déjà élaborées des mentalités pour fabriquer ses propres images. C'est dire qu'il y a déjà une médiation dont il faut se soucier : la réalité n'existe guère qu'à travers des images, des représentations et l'auteur qui écrit est redevable à la culture dans son ensemble des traits dont il compose ses personnages, dont il tisse son récit.
À partir de ce matériau, l'œuvre forme son propre système d'images, l'auteur utilise à sa manière, singulière, ce que lui offre le système culturel de son temps. Ainsi Stendhal engendre l'image d'une noblesse italienne qui a bien sûr à voir avec les nobles italiens qu'il a connus, l'idée que les bourgeois français comme lui se faisaient des nobles, mais retravaillée par ses désirs et ses rêves propres, sa propre histoire.
Dès lors, étudier l'image des aristocrates italiens dans la Chartreuse suppose qu'on abandonne l'espoir d'y trouver la réalité - voire ce qu'on a longtemps appelé un «reflet» de la réalité -. L'œuvre littéraire n'est pas une surface plane; elle est un système qui obéit à des codes précis et qui ne réfléchit pas : ce qui ne signifie pas que sa lecture ne renseigne pas sur l'image des nobles italiens au temps de Stendhal (à défaut de renseigner sur les nobles eux-mêmes). Mais ce n'est pas en étudiant la Chartreuse qu'on saura quelle était l'image de la noblesse italienne au XIXe siècle, c'est bien plutôt en étudiant dans d'autres documents et à l'aide d'autres sources cette image qu'on saura si celle qui se trouve dans la Chartreuse s'en rapproche et de quelle manière. Un perpétuel va-et-vient du texte aux documents historiques est nécessaire pour cerner cette fameuse «réalité». Et cela semble être plus le travail de l'historien ou du sociologue que du littéraire. En revanche, le critique littéraire peut éclairer l'historien ou le sociologue en lui offrant une perspective spécifique : il peut tenter de déterminer quelle est la part de l'auteur dans cette représentation, par la connaissance de l'œuvre entière, quelle est la part de la tradition littéraire toujours à prendre en compte, quel est le rôle de l'image étudiée dans l'ensemble du système constitué par le roman. Ce qui permettra à l'historien ou au sociologue de faire part de cette «réalité» qui lui revient de droit.
Je voudrais donc donner quelques pistes de réflexion pour l'analyse du rôle et de la fonction romanesque de la description des aristocrates italiens dans La Chartreuse : côté cour il y a la peinture d'une classe sociale, côté jardin, la dérive d'un homme amoureux fou d'un certain type de personnages et de l'Italie. Comment cerner ces rêveries? La noblesse italienne a semble-t-il à voir avec le jeu, la singularité, la mobilité, le désespoir aussi, catégories stendhaliennes qui forment une constellation autour de ces héros solitaires mais doués d'une extraordinaire légèreté de l'être.
Le jeu chez Stendhal et en particulier dans ce roman a été fort bien étudié1. Le jeu de l'amour et les jeux de la Cour ont à ses yeux partie liée, ce qui n'est pas pour lui déplaire. Il constate dans De l'amour que si ces jeux sont «si regrettés par les nobles, sous le nom de légitimité» c'est qu'ils étaient surtout attachants par la «cristallisation» qu'ils provoquaient. Mais il faut qu'ils soient joués par des héros, et des italiens.
Les héros italiens jouent bien, et les Rassi, les Ranuce-Ernest jouent cyniquement comme des traîtres d'opéra - ainsi de la séduction de Gina par Ranuce-Ernest, basculant dans la médiocrité la stratégie des ridicules. ... De même pour la superstition : chez les fantoches, cette conduite est vile. Le marquis del Dongo par exemple attend la réalisation d'une prophétie pour la chute de l'Empire, fondée sur le chiffre 13 : treize jours? treize mois? Non treize ans! Et il jubile bassement en apprenant le désastre de la Bérésina. Cette superstition est le signe de son obscurantisme, elle est un travers. Mais chez les héros, la face poétique de cette conduite se révèle. Leur ignorance - Fabrice n'a jamais rien appris - les rend superstitieux et touchants. Fabrice consulte l'abbé Blanès sur son destin, qui lui est révélé et va soigner son arbre avant de partir à Waterloo. L'obscurantisme chez les uns devient poésie chez les autres : c'est qu'il y a deux catégories de nobles. Les héros, qui sont en fait les héritiers de la «vraie» noblesse du XVIe siècle, - et sans aucun doute les héritiers aussi de la tradition du héros romanesque, n'en doutons pas - et les autres qui représentent la noblesse efféminée, affaiblie, dégénérée, du XIXe siècle, se rapprochent de la noblesse française. On pense par exemple à Mathilde de La Môle, à son originalité, à son extravagance. Mathilde bien que femme exceptionnelle est contaminée par son siècle : il lui faut toujours un public et ce qu'elle fait n'a pas le caractère spontané qui distingue la véritable «âme de fabrique fine». Remarquons au passage cette expression : elle renvoie à une sorte de qualité opposée au vulgaire, au rustique, à l'épais et au lourd. Or Mathilde, à la fin du roman sombre dans l'ostentation et la vulgarité. Elle fait orner la chapelle où repose Julien de marbres «sculptés à grand frais en Italie»2 et fait jeter aux paysans des petits villages alentour, pendant le service célébré par vingt prêtres, plusieurs milliers de pièces de cinq francs. L'âme de Mathilde est à jamais souillée et la jeune femme écartée du nombre des vrais héros stendhaliens : elle est coupable de n'avoir rien compris à Julien, coupable de l'enterrer sous une pluie d'or et de marbres coûteux, coupable de se donner en spectacle en grand deuil, alors que Julien est monté à l'échafaud «sans aucune affectation»3, coupable de troubler la solitude des cîmes qu'il aimait tant par une cérémonie grandiose et ridicule. Elle est bien pour Stendhal la représentante de ce stupide XIXe siècle, malgré ses qualités d'âme au-dessus du commun, perdue par la vanité et l'argent, comme la noblesse de ce siècle.
Le comte Mosca, lui, a compris que la politique était un jeu; il réprime tous ses désirs - hormis celui d'aimer Gina comme un fou - se met en position de maîtriser le jeu, tout en étant parfaitement conscient de la situation historique de sa classe dont il est fier et dont il hésite à se séparer, n'estimant les titres de noblesse qu'à partir de 1400. . . Pourtant Mosca à de certains moments, sera porte-parole d'un certain libéralisme qu'il ne trahira pas.
Fabrice, lui aussi, joue, mais sans goût pour les combinaisons politiques. Il aspire à tous moments au contraire à s'élever au-dessus de tout cela. Il a comme Gina ou Clélia, ce côté fragile et pour ainsi dire aléatoire de la vieille noblesse, en particulier lorsqu'il joue sa destinée à pile ou face, à la moindre idée qui provoque chez lui un désir. Ainsi, il tue Giletti parce qu'il a aperçu son visage tuméfié dans un miroir et qu'il est rendu fou par le fait qu'on ait pu toucher à son intégrité physique. Les lecteurs peu sensibles à cette dimension du héros stendhalien dans la Chartreuse taxent celui-ci d'inconséquence ou d'irréflexion, voire d'incohérence. Mais sa conduite ne peut être jugée telle que si on néglige le fait qu'il manque de désir. Fabrice est un chasseur solitaire des moindres désirs, des moindres mouvements de son âme. Qu'il est donc difficile de débusquer un désir dans une âme aussi vacante! Comme il est difficile de lever le gibier. . . N'est-ce donc pas aussi en relation avec l'image de la vieille noblesse, cette vacance qui rend les héros si passifs et si adaptables à toutes les conséquences, à tous les dénouements possibles du jeu?
Les héros, à la différence des comparses, sont des êtres singuliers, au sens d'unique et d'étrange à la fois : cette qualité est associée à la noblesse mais on peut la posséder sans être noble, témoin Ferrante Pal- la. Cependant la naissance est comme redondante par rapport à la singularité chez les héros. Pour Ferrante, il est nécessaire de s'isoler de la bourgeoisie et d'errer dans les bois, pour participer de cette singularité. La solitude que Ferrante se choisit, la naissance l'impose, même dans le monde. Qu'on se souvienne de Fabrice pendant son séjour à Romagnan. Il est seul - et heureux - il chevauche toute la journée et se livre à son passe-temps favori, l'archéologie, il est critiqué par tous les habitants du bourg. Ces randonnées dans la campagne sont le signe de son goût pour la liberté, la solitude, la singularité. Étrange, et étranger, unique, voilà comment est Fabrice et sa qualité de noble n'y est pas pour rien. Faut-il voir une confirmation dans le fait que le curé de Romagnan, qui cherche une explication à sa conduite, suppose qu'il est un «cadet mécontent de n'être pas aîné»4? Le curé de Romagnan a raison d'invoquer la naissance mais pas comme il le fait, en donnant une raison basse, mesquine et indigne de Fabrice, une raison de bourgeois. Sa noblesse est effectivement la cause de sa singularité : il est riche et vit dans un palais délabré, il est jeune et vit seul, il est heureux. Parce que son âme est noble, il méprise l'argent, les plaisirs de la vanité, les aventures faciles, la pesanteur du paraître et des relations sociales, même si par obligation, il y sacrifie.
Fabrice, Gina ou Clélia ont ceci de particulier qu'ils s'adaptent à la vie de façon légère, en la mettant un peu à distance, et pour Stendhal la noblesse donne cette «disinvoltura» enviable, indispensable pour accéder à la singularité, à la délicieuse légèreté de l'être. Les héros sont associés étroitement à des métaphores d'envol, images qui suscitent chez le lecteur toute une rêverie : Clélia a partie liée avec sa volière et ses oiseaux, Fabrice est à l'unisson des Alpes et de leurs sommets neigeux, il est l'homme de l'élévation, Gina foule à peine le sol lorsqu'elle marche et sa démarche est en accord avec son caractère, Mosca lui- même, «simple et gai», est un homme léger malgré les chaînes de sa charge, prêt à remettre en cause par amour sa position sociale, et si drôle malgré sa perruque poudrée. . . En revanche les comparses bien qu'aristocrates, simulent cette légèreté. Ils sont en fait «vieux, dévots, moroses», ils se couvrent de décorations pour des mises en scènes stupides et tristes. Où est le vrai théâtre de la passion stendhalienne, de l'idylle, de la camaraderie passionnée, de la tendresse et de la ferveur, délivrée de toute pesanteur? Le jeu de la singularité suprême est bien celui de Fabrice plus heureux en prison qu'en liberté. Il peut dire, avec un rien de hauteur peut-être (mais pour Stendhal est-ce un défaut?), à celui qui ne lui ressemble pas : «Tu n'es pas de mon ordre»5.
Être de l'ordre des héros, c'est être aussi du côté de la mobilité. On trouve souvent dans les romans de Stendhal des personnages instables : «Une légèreté de tout moment rend tout esprit de suite impossible», lit-on dans Armance6. Il s'agit à tout instant de pouvoir sortir de soi- même, de s'évader à la recherche de nouvelles destinées, du bonheur.
Même si on est enfermé, il s'agit bien de changement, voire de métamorphose. La passion que Fourier appelle la papillonne7 est bien caractéristique de cet état d'âme, celui de la vieille noblesse: «Les besoins de variété périodiques, situations contrastées, changements de scène, incidents piquants, nouveautés propres à créer l'illusion, à stimuler sens et âme à la fois». Effectivement il semble bien qu'un des rêves stendhaliens soit cette société mobile, permettant un ballet perpétuel, un bal masqué où ceux qui sont «naturels» finissent par se rencontrer et se reconnaître et viennent à bout des ridicules et du tyran. La Cour, ce n'est pas ennuyeux, la vie y est une partie de whist et finalement la punition suprême, celle qui frappe Ferrante Palla, sera non pas de mourir mais de finir sa vie aux États-Unis, à faire la cour à son épicier. Les héros se reconnaissent et fondent la sphère des égaux, dont les autres sont exclus. . . Mais cette stratégie n'est-elle pas une stratégie de classe? Presque une «coterie», comme la nommera Proust. Dans la Chartreuse les sphères se recoupent : à part Ferrante, tous les héros sont nobles et ont l'âme de «fabrique fine». Comment Stendhal se livre-t-il à ce jeu-là? Est-ce vraiment impunément?
Cette légèreté de l'être, ses héros la paient cher. Et d'abord par un certain désespoir, car il y a du scepticisme dans les héros stendhaliens, scepticisme profond vis-à-vis de l'Histoire qui va dans un sens opposé au leur, qui éliminera tôt ou tard leur classe, qui fera triompher les épiciers. Scepticisme vis-à-vis du bonheur en ce bas-monde, ce qui explique peut-être en partie la profonde religiosité des héros. Si Fabrice en «sa qualité de noble» a pu croire un moment «qu'il était fait pour être plus heureux qu'un autre» en trouvant les bourgeois ridicules8, il a vite perdu ses illusions. Il se donne une mission impossible, celle d'être heureux dans un monde à l'envers, contre tous, en aliénant ce qu'il a de plus précieux, sa liberté. Et c'est dans une Chartreuse qu'il trouvera la paix de l'âme, après avoir connu de façon fugitive les privilèges des âmes exaltées, tout entières dans le loisir et la vacance, après être passé par l'amour - le véritable amour - qui lui permet de réaliser toutes les valeurs nobles qui sont en lui, le courage, la loyauté, le dévouement, la fidélité. . . De qui Fabrice tient-il ces qualités? De sa mère, certes mais aussi de son vrai père le lieutenant Robert, qui n'est pas noble (et en cela Fabrice rejoint Ferrante Palla). Il est de ceux qui ont une filiation idéale, qui sont fidèles à Napoléon et connaissent les vraies valeurs : Fabrice en hérite, et tout au long du roman ne démérite pas de son père et de sa mère, alors que le marquis Del Dongo et Ascagne trahissent allègrement tout le système de valeurs de leur classe. Cependant, Fabrice par une étrange fatalité, n'est pas épargné par les défauts de la noblesse. Il commet une faute, la pire des fautes, il se montre, comme le plus vil des gens de sa classe, capricieux. En effet, par un «étrange caprice», comme le note l'auteur, il tue son fils, le petit Sandrino. Cette mort est à l'origine de tout le roman selon les dires de Stendhal lui- même. Cette mort condamne Fabrice, comme un mauvais père, il commet le pire des crimes, comme le pire des tyrans : c'est sa face obscure, son « infracassable noyau de nuit», selon l'expression d'A. Breton, qui nous est donné à voir.
Ferrante, lui, n'accepte aucune compromission et s'exile après avoir fait son devoir. L'idéal, ne serait-ce pas d'appartenir à la noblesse par l'apparence, avoir de beaux habits et les mains blanches, et posséder le cœur d'un bandit d'honneur? Qui, mieux que Ferrante, représente le rêve fou de Stendhal, de la vraie noblesse incarnée par un bourgeois - Ferrante est médecin - devenu par conviction politique proscrit et vagabond? Ferrante ne meurt pas : certes on peut trouver son châtiment terrible. Mais il échappe au caprice et c'est lui qui tue le tyran. Son jeu, beaucoup plus clair, est cohérent. Ferrante pourtant manque de cette qualité essentielle que seule la noblesse italienne possède aux yeux de Stendhal, la légèreté de l'être. Les héros stendhaliens ne sauraient être parfaits. Ferrante est un homme lourd, sérieux, dense, passionné, il lui fera toujours défaut ce je ne sais quoi que Stendhal, pesant de corps et d'âme si alerte, attribue à cette noblesse qu'il transforme en belles images et qu'il adore, ce je ne sais quoi qui rend ses héros italiens décidement si singuliers. . .