Confrontation : littératures et cultures antiques/littératures et cultures française et étrangère.
"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires."
"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."
Programmes LCA et LLCA, Préambule.
En 1642, Tristan L’Hermite quadragénaire livrait au public Le Page disgracié, autobiographie parée de son enfance et de son adolescence1. Encore est-ce beaucoup s’avancer que de nommer autobiographie (même parée) ce récit ambigu et retors, d’autant plus énigmatique qu’il n’a pas l’air complexe : l’absence inopinée d’assignation générique au sous-titre et la matière mêlée que charrie cette narration pittoresque nouant le biographique prétendu au fictif avéré invitent à plus de circonspection. D’autant que le premier chapitre de l’ouvrage, tout en feignant de déterminer le contrat de lecture, s’amuse plutôt à brouiller les pistes. Le récit qui s’en ensuit, s’il est effectivement tissé d’un fil de trame dévidant de manière ici ou là attestée le récit mémoriel des vingt premières années de la vie de l’auteur, le croise avec un fil de chaîne qui dévie sans complexe le propos vers l’écriture romanesque et conteuse, en l’assortissant généreusement de fictions galantes ou joyeuses.
Pour signe du premier, la réédition posthume procurée en 1667 par le frère cadet de l’auteur, Jean-Baptiste L’Hermite, sera assortie d’une liste de Remarques et observations déchiffrant de manière le plus souvent convaincante l’identité de plusieurs personnages historiques, le nom de divers lieux géographiques et la réalité de quelques événements grands ou petits qui jalonnent le texte, enveloppés par Tristan dans le manteau conventionnel de la périphrase allusive. À commencer par ses ancêtres, listés sous ce voile transparent dans la généalogie des L’Hermite : dès le chapitre second, cet arbre familial fait office d’accréditeur irréfutable de l’authenticité et de l’intention mémorielles du livre. Alors qu’à l’inverse, la longue insertion d’une aventure galante et romanesque échappant à peu près totalement au décryptage de Jean-Baptiste L’Hermite2, ainsi qu’une cohorte d’épisodes droit issus de la tradition conteuse, chargés de combler les vides d’un jalonnement nécessairement lâche, mériteraient une autre « clef » : celle de l’érudition révélant leurs sources toutes fictionnelles. Suffit d’en citer pour exemple telle historiette consacrée aux facéties d’un singe dispendieux, qui ne sort pas de la vie de Tristan, quoi qu’il en dise, mais de sa lecture de Straparole3.
Ce mélange de vérité historico-biographique et de fiction joco-romanesque nous autorisera ici l’exercice d’une assimilation anachronique : lire Le Page disgracié comme une autofiction.
De la livrée du page à la page du livre
Rien n’interdit en effet de pratiquer la générique rétrospective. On le fait depuis des lustres pour le genre dit des mémoires, qui n’était pas encore défini au temps où beaucoup de ceux que nous nommons mémorialistes en composaient déjà. L’important est que la terminologie, même anachronique, éclaire le parcours sans brouiller les pistes. Par autofiction, on entendra, au sens élargi et déviant qu’a pris le terme depuis son invention par Serge Doubrovsky4, le travail conscient et assumé de l’autobiographie par la fiction ou, pour le dire autrement, la « fictionalisation5 » de l'expérience vécue, qui déroute le pacte apparemment autobiographique noué avec le lecteur en insérant une fêlure, celle de la fiction avouée, dans l’adhésion convenue de l’auteur, du narrateur et du personnage ou, pour le dire autrement, de l’écriture, de la vie et de la récitation de celle-ci, dont l’adéquation est supposée naturelle pour l’écriture autobiographique. À partir de quoi À la recherche du temps perdu est revendiqué par les théoriciens de l’autofiction comme exemple du genre : paré des attributs fictionnels de l’autobiographie, frôlant à mainte reprise la réalité vécue de son auteur, constellé de références historiques, géographiques et biographiques renvoyant authentiquement à la vie de Marcel (Proust), mais tenu à distance de lui par un écart de fiction aléatoire et un montage narratif composé.
Ce qui n’aurait rien de très neuf, tant depuis toujours on sait que les autobiographies prétendues mentent, volontairement ou non — rien de neuf, sauf peut-être le fait de le revendiquer. Rien de neuf sauf si, d’autre part, le recours à ce mélange impur n’espérait améliorer la quête de l’identité autobiographique grâce au détour de la fiction qui débusque le vrai profond de la vie sous les tromperies du réel. C’était le but assigné à l’autobiographie épurée et déniaisée telle que l’avait tentée de manière inaugurale Serge Doubrovsky : par la pulvérisation des codes du langage académique et soigné, à l’instar des expériences surréalistes d’écriture automatique, il espérait franchir la barrière du refoulement, outrepasser le récit recomposé de la mémoire consciente pour atteindre au vrai celé de l’inconscient. Tristan est fort loin de pouvoir raisonner en ces termes. Mais encore dut-il ressentir d’intuition l’inaccessibilité aux profondeurs de soi par le récit nu d’une enfance et d’une adolescence pauvres en événements réellement vécus. Mieux que leur enrichissement, leur « travail » par la fiction associée à la trame de son récit mémoriel pouvait en compensation lui garantir le surgissement d’une vérité que le simple récit des réalités vécues n’autorisait pas. Après tout, y a-t-il rien de plus conforme à l’esthétique humaniste héritée des Anciens : faire jaillir de la narration du réel l’aveu de sa vérité celée par la falsification inhérente à l’écriture d’imagination ? Ce que la cure analytique demandera au rêve, lui l’escomptait de la fiction. Dans tous les cas, l’autofiction demeure un détour.
Quelle justification, quel profit, dès lors, à qualifier Le Page disgracié d’autofiction ? D’abord, en un sens premier et évident, cette assignation rend compte du mélange et de la tension entre le réel et la fiction que suggère le grand écart entre la présence d’une clef (extérieure et posthume) accréditant la lecture de l’ouvrage comme récit de vie et l’insertion de topoï fictionnels de la vie étudiante, voyageuse (picaresque) ou amoureuse, mêlés au récit de soi, qui conduisent le héros sur les chemins de l’anonymat et de la pseudonymie fictionnelle : ne transforme-t-il pas, au cours du récit, son prénom dans le presque pseudonyme d’Ariston, se faisant ainsi personnage du roman de sa vie ?
Mais surtout, plus en profondeur, la qualification d’autofiction permet de comprendre comment l’ouvrage opère une quête de la vérité profonde du moi par l’écriture fictionnelle de soi. Son récit, inopinément limité à l’enfance et l’adolescence, permet au narrateur la découverte et l’expression d’une clef intérieure, qui se dégage discrètement et comme à l’aventure : sa mélancolie, chiffrée dans le prénom pseudonyme qui changera son prénom de François en Tristan. Cette (en)quête de soi mène à la révélation d’un trait de caractère qui définira sa persona lyrique et qui rétrospectivement recompose la ligne brisée de son autobiographie. La chose, d’ailleurs, ne va pas elle-même sans sa part d’auto-fictivité. Car le tempérament mélancolique constitue aussi, à l’évidence, un trait de culture et d’écriture on ne peut plus topiques dans l’Europe de son temps : la mélancolie du gentilhomme français croise le desengaño espagnol (il y a d’ailleurs du picaro dans la part de sa vie où il gueuse sous le masque) et l’humeur noire du malcontent élisabéthain (l’épisode galant se déroule en Angleterre). L’explication de soi renvoie ainsi à un modèle universel, culturel et littéraire, typiquement poétique et poéticien, qui définit le sujet lyrique sans nous autoriser à l’étendre à la personne de François de L’Hermite : réalité et fiction maintiennent leur dialogue, leur irritante ambiguïté, jusque dans la part du récit la plus privative, la plus intime en apparence.
D’où se dégage enfin l’effet dernier et décisif de cette entrée en fiction imposée doucement et obliquement à la réalité d’une vie racontant l’élaboration d’un caractère. C’est que, modelé sur le récit annoncé d’une existence de gentilhomme, sur la manière des mémoires aristocratiques, le texte par son inachèvement prétendu et par la fiction qu’il mêle en son sein et qui contamine l’autobiographie, subsumé de surcroît par le modèle de Montaigne s’essayant (si c’est bien lui qu’évoque le chapitre de préambule6), substitue aux mémoires apparents et attendus d’un homme d’armes, de politique ou de cour l’élaboration d’un homme de lettres, de plume et de cothurne, d’un expert en imagination et en fiction lyrique, tragique ou romanesque. L’imprégnation de la vie par la fiction que réalise l’écriture de soi mêlée de romanesque (et que suggère le sous-titre en forme de programme pour une histoire comique) exprime et réalise la métamorphose d’une vie d’aristocrate en puissance par l’ambition d’écriture qui va devenir son destin. Ce que dans la « réalité » a opéré l’invention du surnom Tristan, la « fiction » du Page disgracié le détaille en actes tous lisibles dans les deux ordres en rebaptisant François Ariston. La livrée perdue du page masque et révèle la page rencontrée du livre : la disgrâce du Page autorise la grâce du Texte, la mélancolie du proscrit s’est rédimée en inspiration de l’écrit.
Ce qui autorise une double lecture du Page disgracié, synchronique et diachronique. En synchronie, une vie de jeune aristocrate parti pour de hautes charges mais disgracié pour une faute qui le condamne à l’exil, à l’errance géographique et sociale, se combine dès ses premières années, dès les premières pages de son récit à une trame de fictions facétieuses puis galantes de pure imagination, d’une fictivité tout ostensible : comme si le texte s’avouait pour un exercice d’écriture contant une vie qui va s’exercer à écrire. En même temps, le récit met en scène, de manière diachronique, la naissance et la découverte progressive de sa vocation par le narrateur : comment un jeune gentilhomme, mûr pour une carrière des armes, batailleur et bien en cour auprès d’un grand prince, perd son rang et son nom à la suite d’une mauvaise affaire, entre en anonymat et, pour ainsi dire, en fiction7. Sorti de cette disgrâce par la grâce de son talent d’écriture, il renoue avec la protection d’un grand prince, commet une nouvelle violence dans une rixe qui duplique celle, fatale, qui lui avait valu son exil, mais en est tancé au titre de son statut nouveau explicitement formulé :
"Le prince sut cette aventure et me fit appeler pour m’en tancer, encore qu’il ne m’en sût pas mauvais gré ; mais il ne voulait pas qu’ayant embrassé avec un assez grand succès la profession d’écrire, je me mélasse de faire le métier de duelliste8."
Et c’est comme écrivain qu’il sera présenté au roi et ne pourra cacher plus longtemps son nom et son rang : Tristan révélé autorisera Ariston masqué à s’avouer François de naissance.
Le baptême du feint que sanctionne le surnom d’Ariston institue l’épisode central du texte et le pseudonyme sous lequel y figure le personnage comme médiateurs de la bipolarité fictive/authentique qui écartèle le récit. Surnom-valise, où il entre quelque chose de romanesque et d’aristocratique en même temps que s’y profile, par anagramme approximative, le prénom de plume du futur écrivain, Ariston prélude à la combinaison, dans le syntagme « Tristan L’Hermite », d’un nom authentique avec un prénom pseudonymique à teinture mélancolique et poétique : il est bien connu que le tempérament mélancolique, celui qui rend triste, garantit aussi l’excellence en tout, en armes ou en lettres, comme l’a dit Aristote et comme le sait l’auteur. Étant entendu, toutefois et pour contrepoids, que Tristan est aussi un prénom qui fut porté par un de ses ancêtres et qui, par là, rentre en réalité historique et biographique. Car encore faut-il en tout mêler le réel au fictionnel.
Finalement, le modèle épanoui du Page disgracié, c’est un peu la Recherche proustienne, fiction à clef dont le narrateur se prénomme Marcel. Leur parcours se croise sur le fond des mêmes déceptions : amitié, amour, projets de vie valeureux, carrière, et à la fin, née de la désillusion même, la naissance de la vocation et le projet d’écriture comme rédemption du désillusoire. Au terme d’À la Recherche du temps perdu, le narrateur annonce la rédaction du livre qu’il vient de donner à lire. La suite à son Page disgracié qu’annonce Tristan en conclusion de son volume, c’est le livre qu’il vient de nous donner, qu’il nous convie à relire comme une fiction de vie contant la manière dont une vie entre en fiction. Dont elle entre en fiction à un double niveau, en un double sens : celui de la mutation biographique qu’il conte (un gentilhomme devient poète) et celui de la combinaison scripturale qu’il cisèle, entre un récit de vie et un conte fabriqué dont il fusionne les composantes dans la courbe du récit contant l’évolution d’un modèle à l’autre.
En ce sens, si la Recherche est son horizon, Don Quichotte est son passé : on y repère aussi une écriture à deux strates qui situe le Quichotte entre roman de chevalerie et dérision ancillaire, entre rêve désillusionné et facéties puériles, entre gaieté piquante et désillusion mélancolique, mais également entre réalisme affiché et filtre livresque, la trame narrative étant tissée sur le métier des Amadis pour conter des (més)aventures de conte joyeux. L’œuvre procède au tissage parodique du fil de chaîne de l’aventure héroïque avec le fil de trame de la mésaventure dérisoire pour finalement constituer Don Quichotte en personnage de roman, en figure livresque. C’est ce qu’opère à sa façon le jeu entre François, Ariston et Tristan au sein d’une autofiction chargée d’évoquer sans la conter la métamorphose d’un jeune gentilhomme fougueux en écrivain mélancolique édifiant sa vie entre protecteurs et précepteurs.
Mais, disons-le sans autrement tarder, cette interprétation ne vaudrait évidemment guère sans l’étayage d’une caution contemporaine. En l’occurrence, celle que lui offre, curieusement méconnue et à notre connaissance jusqu’ici inexploitée, l’appareil paratextuel de l’édition posthume procurée en 1667 par les bons soins de Jean-Baptiste L’Hermite9. Et c’est l’objet de cet article que de produire sinon cette preuve, du moins cette concordance.
Première réception, première corroboration : les paratextes de 1667
Dans son espoir avoué de redonner sa chance à un texte dont elle nous apprend l’insuccès, la réédition se prête à en orienter et en enrichir la lecture par les trois pièces de statut et d’intérêt « métatextuels » qu’elle y ajoute : la lettre dédicace « À son altesse Monseigneur Henry de Bourbon, duc de Verneuil », l’avis « Le libraire au lecteur » et les « Remarques et observations sur le premier (puis le deuxième) livre du Page disgracié ». Ces textes sont significatifs de la réception d’une œuvre devenue posthume, de son image et de celle de son auteur : ils témoignent d’une première expression critique, à peine postérieure à celle de Sorel dans La Bibliothèque française (1664) dont un hasard de date a rendu exactement contemporaine la seconde édition revue et augmentée10.
La réédition du Page disgracié est donc adressée à ce duc de Verneuil que la clef donne pour le jeune prince auprès duquel le Page fut placé dès sa prime enfance.
"Ce Page disgracié oublie les chagrins de sa disgrace, si vous luy faites maintenant un aussi favorable aceüil, que celuy qu'il a receu tant de fois de vostre ALTESSE. […] Ce Page, MONSEIGNEUR, cherche à vous entretenir aux heures qui succedent à vos occupations serieuses, afin que son enjouëment et la souplesse de ses ingenieuses intrigues puissent délasser vostre esprit, et contribuer à vostre divertissement par quelque chose qui surprenne l'imagination11."
En mêlant d’allusions au personnage textuel la dédicace au personnage historique, ce propos conventionnel joue sur le rapport entre l’authenticité du témoignage et son statut livresque. Elle le fait dans un tour enjoué et spirituel, qu’on disait « galant », qui précipite la réalité de l’histoire et de la vie dans le texte, en jonglant avec la syllepse de métonymie qui confond le titre et le héros dans la même périphrase de « Page disgracié », et en brodant sur l’ambiguïté de la situation d’accueil — l’accueil fait au livre maintenant par le prince, fait au jeune garçon jadis par le personnage. La dédicace rejaillit donc sur le texte en l’accréditant et opère également par contrecoup un effet de confirmation pour la clef où figure le personnage du duc de Verneuil enfant, mais situé dans son statut adulte :
"N° 11. Ces deux divines Personnes. Henry le Grand et Henry de Bourbon, Marquis de Verneuil, fils naturel de ce Monarque : Ce Prince est aujourd'huy Duc et Pair de France, Prince du saint Empire, Chevalier des Ordres du Roy et Gouverneur et Lieutenant General pour sa Majesté au haut et bas Languedoc12."
Ce qui donne à la clef puissance de prolonger d’un relief temporel l’éclaircissement sur l’identité des personnages nommés dans le passé du récit et ramenés au présent de la lecture. La clef ne se contente pas d’élucider, elle contextualise et authentifie, et par là interfère avec l’effet du texte, l’effet de lecture, qu’elle gonfle du passé et du futur de la vie de certains personnages que le récit, lui, situe et cale entre deux bornes temporelles anciennes, éloignées de seulement vingt ans l’une de l’autre, et reculées de presque un demi-siècle par rapport au temps de la rédaction des « Remarques et observations ». Elle détermine donc un choix de lecture (historique et biographique), elle bloque la situation chronologique du récit et lui confère un statut de tranche de vie dans un continuum historique.
Et puis la dédicace favorise un autre effet, que pour le coup la clef ne relaie pas : elle ébauche une appréciation littéraire, qui se dégage de l’éloge social et circonstanciel. Outre l’idée du divertissement apporté au sérieux de l’existence (« délasser vostre esprit, et contribuer à vostre divertissement »), elle suggère le tour de gaieté enjouée et subtile conféré aux facéties réalisées et narrées (« son enjouëment et la souplesse de ses ingenieuses intrigues » — notons l’amphibologie du terme d’intrigues) et la fécondité profuse de l’esprit créateur, fertile en ce « quelque chose qui surprenne l'imagination ». S’y ajoute un trait qui signe l’appartenance à une esthétique de la « naïveté » caractéristique des histoires comiques :
"Il y paroist. MONSEIGNEUR, je ne sçay quoy d'ingénu et de spirituel tout ensemble, qui promettoit les belles productions de son esprit, qui ont éclaté dans les Rüelles les plus épurées et les Cercles des esprits les plus delicats.
Où se met subtilement en place le décalage entre l’ingénuité supposée de l’enfant et l’art subtil de l’écrivain adulte qui la restitue avec habileté et élégance, avec ce charme qui sera un jour celui de La Fontaine. Le propos opère le lien de l’ouvrage divers et coloré, facétieux et décalé, avec l’œuvre du poète galant sinon sophistiqué qui y conte sa progression vers le métier13."
Au total, voilà donc une dédicace qui accrédite l’authenticité historique et biographique de l’ouvrage par l’inclusion de son dédicataire dans la trame de la fiction. En même temps, elle contrebalance cette inflexion par une appréciation de cette narration de faits réputés pour vrais en termes de goût et de travail littéraires, en termes de délectation divertissante, de présentation habilement décalée, d’ingénuité délicatement consentie dans la connivence d’un sourire qui ne se laisse pas prendre au piège de la puérilité des faits. L’analyse ici esquisse la distinction de deux gaietés : celle rieuse et naïve des facéties du conte à rire, celle souriante et délicate de l’esprit mis dans ces bagatelles. L’appréciation décale le texte de son assignation testimoniale comme biographie insérée dans l’histoire d’un temps et d’une vie, en le déplaçant vers un statut d’objet élaboré pour produire du divertissement par un usage contrôlé de l’imagination et de l’enjouement. Ce que suggérait le prélude de l’ouvrage, ce que confirme ce postlude hors-texte, qui conspirent à enclore le texte du côté de son intention et de sa réception dans ce mixte d’authenticité attestée et de fabrique révélée que nous qualifions d’autofiction.
La lettre « Le libraire au lecteur » poursuit les intuitions de cette analyse littéraire implicite. C’est elle qui donne le nom de clef aux « Remarques » qui la suivent et qu’elle annonce. Elle revient enfin sur le projet d’une suite qu’aurait laissée Tristan en fragments et qui semble confirmer l’inachèvement de l’ouvrage tel que nous le connaissons. En voici le texte :
"Si la beauté se conserve dans les corps les plus fragiles, les beaux Ouvrages que l'esprit produit, doivent estre immortels ; le feu sieur Tristan l'Hermite, dont la réputation est encore toute vivante, et que le Parnasse révère entre les Demidieux, qui ont le plus augmenté sa gloire, nous a laissé tant de renaissantes images de cet excellent naturel qu'il eut à bien écrire en tous genres, qu'entre ses œuvres je n'ai pas estimé que le Roman de sa vie fust des moins achevez, puisqu'en cet Ouvrage il s'est voulu peindre soy-mesme et représenter avec la vivacité de son esprit, la facilité qu'il avoit à s'énoncer, les avantages de sa naissance et les malheurs de sa fortune. Cette diversité de sujets ne donneroit pas de degoust au Lecteur, quand nostre Autheur ne seroit pas mesme si celebre. Pour rendre cette lecture plus intelligible, j'ai encore adjouté la clef et les annotations qui servent à l'éclaircissement de quelques noms propres et autres passages obscurs, que l'Autheur avoit ainsi fait imprimer pour des considerations qui me sont inconnuês, et qui cachoient une partie des beautés de ce Roman qui a si peu veu le jour, qu'il parestra sans doute en sa premiere lumiere ; l'Autheur a aussi laissé quelques fragments d'un troisiéme volume, qu'il se promettoit faire imprimer, et plusieurs beaux Vers que je m'efforceray d'assembler, si le Lecteur parest satisfait de cet essay, que mes soins donnent à sa curiosité14."
Sur le dernier point évoqué, l’information concernant les chutes laissées par Tristan peut être promotionnelle. L’aveu du caractère fragmentaire de ces restes invite pourtant à lui accorder une certaine créance. Si c’est le cas, cela modifie rétrospectivement le projet et la lecture même du texte réellement écrit et conservé. Et invite à voir Le Page disgracié comme le début d’une entreprise à poursuivre, corroborant ainsi le propos de conclusion du volume : ce qui transforme le récit d’éducation effectivement réalisé en prolégomènes à une biographie complète qui n’aurait pas vu le jour. L’insuccès de la première édition, avoué à demi-mot par Jean-Baptiste L’Hermite et confirmé par le petit nombre de volumes à nous en être parvenus, expliquerait l’avortement du projet.
Cette (pure) hypothèse trouve du crédit dans les deux autres informations complémentaires et apparemment contradictoires délivrées par ce paratexte court mais dense : l’appellation de roman et la présentation de la clef. Sur ce point-ci, d’abord, il y a certes quelque abus de langage à nommer clef les « Remarques et observations » insérées à la fin de chaque volume pour en déchiffrer les allusions historiques, géographiques et patronymiques15. Car le chiffre dont Tristan les a codées n’est ni allégorique ni cryptographique : désigner celui qui nous est révélé comme le duc de Verneuil par le syntagme « divine personne », ce n’est ni le transformer en allégorie religieuse de la monarchie ni lui assigner un pseudonyme romanesque ronflant. C’est l’envelopper dans le même rébus périphrastique qui, modèle et prototype de tous les autres, règne au titre de l’ouvrage et désigne son héros. D’allégorie, pas de trace ici. Et de cryptogramme, à peine et de façon bien éloignée : on ne voit guère ce qu’il y aurait d’intérêt pour Tristan à avoir caché le nom des Sainte-Marthe ou du duc de Verneuil. Et plus généralement de tous ceux dont la clef décrypte l’identité masquée sous une périphrase, alors même que ceux dont les identités pourraient prêter à indiscrétion (la jeune Anglaise, l’alchimiste, le mauvais génie qui induit le page à jouer et à mentir, etc.) sont soigneusement cachés et de ce fait demeurent impénétrables pour Jean-Baptiste L’Hermite, si tant est qu’ils aient une existence réelle.
On croirait plutôt à un dispositif de pudeur mimée, toute formelle et conventionnelle, qui veut que le nom de n’importe quel intervenant soit périphrasé de manière à être reconnaissable sans être dénommé. De la sorte, un système de progression se dessine entre les évidences (généalogie du personnage éponyme, grands seigneurs et monarques, hommes d’État et hommes publics, lieux géographiques si lourdement périphrasés qu’on les reconnaît sans la clef) ; puis les identités « locales », celles des amis, pairs et compagnons, sortes d’alter ego, dont l’identité relève d’une précision que seul le bon connaisseur de la vie privée de Tristan peut transcrire et parfois avec des erreurs que l’historien moderne peut déceler (Hardy est-il vraiment le poète comique crotté et chahuté du chapitre IX de la première partie ?) ; enfin les comparses, les obscurs, les gens de rencontre, que l’on ne cherche pas même à identifier, parce qu’ils sont ou cachés volontairement, on vient de le dire, ou impossibles à connaître, indécis, interchangeables — serviteurs, aubergistes, suivantes, bretteurs de rencontre, duellistes, joueurs, médecins, chirurgiens…, tout le personnel de l’histoire comique.
La clef du Page disgracié, pour juste qu’elle soit le plus souvent, n’en est une que par abus de langage, dans la mesure où elle n’induit ni ne déduit, mais se contente d’informer, en levant des anonymats transparents ou difficiles. Au lieu de substituer un nom réel à un pseudonyme de roman, elle se contente d’identifier un nom à travers une périphrase souvent inutile, presque décorative. Le seul pseudonyme proprement dit, Ariston, fait partie de la narration, il ne perfore pas son filtre pour aller intriguer le lecteur : on lui en donne le chiffre comme une réalité de la (petite) histoire. En revanche, le surnom de Lidame prêté à la dame de compagnie de la belle Anglaise est avoué pour ce qu’il est : un outil de narration, l’évitement d’une périphrase multipliée16. La clef se garde bien d’en tenter le déchiffrement : d’intuition, elle sait que Lidame est un personnage inventé. De même l’alchimiste. Ces silences déterminent la frontière entre la part biographique et la part fictionnelle du récit.
Certes ce partage lui-même est une fiction : un personnage historique déchiffré peut être versé dans un épisode inventé ; telle facétie où sont supposés intervenir de grands seigneurs identifiés par la clef leur y prête un rôle, fût-ce de spectateurs, qui n’est pas crédible quand on sait l’épisode tiré des conteurs joyeux. Mais la clef fait indice tout de même de la matière mixte dont est composé ce roman (presque) vrai. À ce propos, un bon indice de ce choc entre les plans, de cette fêlure constante imputable à la tectonique des plaques dont procède la texture de l’ouvrage, c’est le silence assourdissant des « Remarques et observations » durant tout l’épisode anglais, c’est la difficulté manifestée par Jean-Baptiste L’Hermite à propos du personnage principal de l’ouvrage : la jeune Anglaise aimée de l’auteur. Comment la renvoyer à la fiction pure, sans démentir le caractère d’authenticité dont Tristan a revêtu son ouvrage ? La clef s’affronte donc à ce problème en identifiant la jeune fille. Et elle le fait de biais, à travers son père : « Ch.2.24. Chez un grand Seigneur. Un Milor des plus puissans dont le nom est anonyme. Ch.2.26. — Ma belle Escoliere. La fille d'un Milor dont il fut aimé17. » Dont le nom est anonyme dit toute la contradiction de l’entreprise de l’herméneute qui bute sur la bipolarité d’un ouvrage tendu entre histoire vraie et fiction inventée, entrant à parts égales dans sa texture, superposées en couches géologiques mêlant leurs sédiments et proposées à une lecture elle aussi double, celle d’un récit de vie et d’un roman comique ou galant lisible selon ces entrées contradictoires. La clef subit ici de plein fouet la contagion de l’effet de mixité produit par l’œuvre : elle aussi entre en fiction malgré elle, feint l’existence d’une personne parce que le rôle majeur de son personnage menace de faire exploser le contrat de crédibilité nécessaire au projet même de proposer une clef à un tel livre.
C’est que le cryptage de son œuvre constitue un habillage retors dont Tristan use pour brouiller son assignation générique — ou plutôt du fait de ce brouillage, inhérent à l’absence de genre capable à son époque de structurer une autobiographie sans prétexte de témoignage historique ou esthétique à fins didactiques ou héroïques. Entre saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, la laïcisation du récit d’enfance n’aura guère progressé, sinon à travers des modèles fictionnels — picaresques en particulier. Le Page disgracié oscille entre ces modèles pour conter une éducation à la vie qui ne voulait choisir ni l’un ni l’autre, puisqu’il s’agissait de narrer le passage de l’un à l’autre, d’une vie de gentilhomme annoncée, relevant du modèle des mémoires aristocratiques, à une vocation de poète relevant du modèle fictionnel, en l’occurrence romanesque. Et l’occultation des noms propres participe, heureuse coïncidence, des deux modèles : celui des mémoires personnels, au nom de la discrétion sur le destin et les faits et gestes de hauts personnages encore vivants ; celui de la fiction narrative, par goût de l’énigme et de la connivence avec le lecteur. La clef tombe dans ce piège et comme telle participe du processus de l’écriture de l’ouvrage qu’elle entend éclairer. Elle fait indice du porte-à-faux où se situe, sur la route menant vers le genre encore inédit de l’autobiographie, le roman vrai de la vie rêvée de son auteur.
Roman disons-nous, et non sans caution : tout en annonçant une clef qui ouvre le texte sur la réalité vécue, la lettre-préface du libraire le qualifie tout aussi bien et sans sourciller de « roman ». Un roman, de surcroît, plein de « beautés » : ce qui précipite le même ouvrage du côté de la fiction esthétique et le fait entrer dans la définition la plus canonique du roman d’alors, fait de belles aventures et de nobles sentiments, traversé par les malheurs de la Fortune et de l’Événement contraires. S’esquisse là une lecture du Page disgracié cristallisée autour de son centre, teinté d’amour et de merveilleux, et inséré entre un récit d’enfance facétieux et un récit d’adolescence douloureux, semé de déboires à la cour, de combats et de guerres, combinant héroïsme et désillusion. Or cette lecture fictionnelle est complétée par une pétition de principe sur l’authenticité de ce récit de vie et d’histoire : la justification de sa réédition, c’est que la célébrité de l’auteur rend intéressant ce récit naturel de son existence, dans lequel il s’est « voulu peindre soy-mesme et representer avec la vivacité de son esprit, la facilité qu'il avoit à s'énoncer, les avantages de sa naissance et les mal-heurs de sa fortune18 ». Bref, le récit authentique d’une carrière contrariée par un mauvais destin. La clef s’introduit donc comme un facilitateur de lecture pour pallier un voile d’anonymat que ne comprend tout simplement pas le rédacteur de la notule : éclaircissement nécessaire d’une obscurité maintenue sur l’arrière-plan historique du texte « pour des considérations qui me sont inconnuës, et qui cachoient une partie des beautés de ce Roman19 ». La clef constitue le prolongement utile du plaisir de lecture, pour un ouvrage qui dans la même phrase se dit à la fois roman et réalité.
Or le libraire (ou plutôt, sous son masque, Jean-Baptiste L’Hermite, héritier spirituel de son aîné disparu) ne pose pas cette tension entre authenticité et fiction, ne creuse pas cette béance sans les résoudre en synthèse. C’est à quoi s’emploie l’expression « le Roman de sa vie », synthèse inspirée qu’on est stupéfait de ne pas voir relevée et commentée par tous les analystes de l’ouvrage, tant elle dit bien la connexion entre les deux couches superposées du récit autobiographique et de la fiction narrative, les deux lectures de l’œuvre comme mémoires authentiques et récit imaginaire, et leur combinaison pour constituer la texture de l’ouvrage et dire à travers elle le statut ambigu de l’auteur : un gentilhomme si bien pourvu par les « avantages de sa naissance » qui sera devenu par « les malheurs de sa fortune » et grâce à « cet excellent naturel, qu'il eut a bien écrire » un de ces esprits immortels « que le Parnasse revere entre les Demidieux, qui ont le plus augmenté sa gloire20 ». La lettre du libraire confirme, dès la seconde édition de l’œuvre qui constitue le premier témoignage sur sa réception, la grille de lecture comme autofiction que nous en proposons : le syntagme « le Roman de sa vie » en constitue le décalque anticipé, hardi et suggestif.