Le latin, langue universelle

A. Grandazzi est professeur de langue et littérature latines à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université dont il dirige l'Ufr de Latin (Institut d'Etudes Latines). Spécialiste du thème des origines de Rome, auquel il a consacré de nombreux travaux, il est, entre autres, l'auteur de: Urbs. Histoire de la ville de Rome, des origines à la mort d'Auguste, ouvrage publié aux éditions Perrin en 2017, et pour lequel il a reçu le Prix Chateaubriand. Signalons également ses entretiens avec Jacqueline de Romilly, parus sous le titre : Une certaine idée de la Grèce, aux éditions Bernard de Fallois en 2003. 

Le latin fait partie de ce très petit groupe de langues qui, à un moment ou à un autre de l’histoire, ont pu atteindre une dimension universelle : comme, jadis, l’araméen, le grec, comme naguère le français, ou comme, de nos jours, l’anglais, il a été parlé, écrit et lu par des populations nombreuses, diverses, éloignées les unes des autres dans le temps et dans l’espace, parce qu’il était devenu chez les hommes et les femmes qui les composaient l’outil linguistique le plus approprié pour s’exprimer et pour entrer en relation avec autrui.

Qu’en est-il de cette universalité aujourd’hui ? Vaut-il la peine de s’intéresser encore à cette langue que certains aiment à dire morte, sans doute pour mieux signifier ainsi que toute vie, toute perspective d’avenir l’auraient quittée, définitivement, irrémédiablement ? Bien sûr, dans la revue d’une école dont le concours d’entrée garde, envers et contre tout, une épreuve de latin, une réponse positive semble aller de soi ! Ce serait oublier que l’universalité reconnue hier aux langues anciennes, qui était la justification de ce genre d’obligation académique, est désormais fortement remise en cause. C’est pourquoi il est nécessaire de reposer, sans tabous ni préjugés, la question dans toute son étendue : comment, quand et pourquoi la langue latine a-t-elle pu atteindre une dimension universelle ? Ces raisons valent-elles encore aujourd’hui ? Ou vaut-il mieux accepter, voire favoriser l’évolution actuelle qui tend à en réserver l’apprentissage à une minorité d’élèves et l’étude approfondie à un cercle très restreint de spécialistes ?

L’affaire, pourtant, semble entendue : l’importance linguistique et culturelle du latin n’a-t-elle pas été la conséquence de l’importance militaire et politique de l’empire romain ? Profonde vérité, certes, mais qui, finalement, est loin de tout expliquer ! D’abord parce que cette simplification fait bon marché d’une histoire complexe : à l’origine, en effet, le latin est la langue d’une région, le Latium, et des peuplades qui l’occupent, et il est un parler d’origine indo-européenne, comme tant d’autres alors dans ce qui est aujourd’hui l’Italie. C’est le premier peuplement puis le développement d’une communauté située en Latium et portant le nom de Rome, l’expansion progressive d’un ensemble territorial de plus en plus vaste placé, selon des modalités diverses, sous le contrôle de cette cité, qui finiront, après plusieurs siècles, par faire du latin la première langue du bassin méditerranéen. Il reste que dans un empire qui, au temps de sa plus grande puissance, s’étend de l’Écosse à l’Euphrate, sur une superficie d’environ quatre millions de km², le latin n’est parlé que par moins de la moitié de la population, dont le total avoisine sans doute les soixante millions d’hommes. On parle latin dans les territoires correspondant à ce que sont aujourd’hui l’Italie, la France, le Royaume Uni, l’Espagne, l’Allemagne de l’ouest et du sud, l’Afrique du nord ; mais, à l’est d’une ligne qui irait du bassin du Danube jusqu’à la Libye, c’est-à-dire dans la péninsule hellénique, mais aussi en Égypte et dans tout le Proche et le Moyen-Orient, on parle la langue d’Aristote et de Plutarque, le grec, cette langue qui, sous la domination de Rome et grâce à elle, sera parlée par plus d’hommes qu’elle ne l’aura jamais été auparavant. Bien plus, la littérature de Rome elle même avait commencé par le grec : le premier historien de l’Urbs, Fabius Pictor, écrit ses Annales en grec, et, pendant un siècle après lui, ses successeurs feront de même. Quant aux premières œuvres littéraires rédigées en latin, elles auront pour auteurs des poètes dont il n’est pas la langue maternelle : à une époque où Rome combat contre Carthage puis où elle part à la conquête de la Grèce, Livius Andronicus, Naevius, Ennius dotent la cité des bords du Tibre d’une littérature dont les modèles sont grecs. Ainsi, dès ses débuts littéraires, le latin est-il une langue de la traduction et de l’assimilation, toutes caractéristiques qui l’ouvrent déjà à une certaine forme d’universalité. L’épanouissement de cette littérature latine, au premier siècle avant notre ère, ne fera que confirmer cette ouverture. La Grèce avait eu Homère, Pindare, Thucydide, Platon et Démosthène ; Rome aura Virgile, Horace, César et Cicéron. D’un côté comme de l’autre, la liste n’est certes pas complète, mais, tout de suite, les auteurs latins nommés ici, notamment le premier et le dernier d’entre eux, deviendront classiques, connus de tous, sans cesse cités et imités. Or cette canonisation aura une très importante conséquence : le rôle de modèles insurpassables reconnu à ces auteurs va, pour ainsi dire, fixer, figer le latin littéraire dans l’état linguistique illustré par leurs œuvres. Comme si la langue de Marot et de Montaigne était restée, jusque dans ses détails d’expression, celle que nous écrivons et lisons chaque jour en ce début du XXIe siècle ! Bien sûr, ce phénomène de congélation linguistique a pu se retrouver ailleurs, puisque le grec n’y a pas échappé non plus, mais nulle part il n’atteindra le degré et l’intensité avec lesquels il a affecté le latin Cicéron et Virgile deviennent la source principale de toute formation intellectuelle, le miroir où les différentes élites de l’empire, qu’elles soient romaines ou municipales, cherchent l’image idéale d’une identité partagée. Sans doute un empire si vaste et si divers avait-il besoin d’un outil linguistique dont les normes puissent échapper au temps et à l’espace : par leur profondeur, leur virtuosité, l’ampleur et la souplesse qu’elles ont donné à la langue latine, les œuvres de ces deux auteurs phares deviennent la référence culturelle majeure pour qui veut exprimer sa pensée dans la langue de Rome. Ainsi, désormais, écrire en latin, ce sera écrire la langue de Cicéron et de Virgile. Le résultat, c’est que, qui les lit, peut lire Tacite, qui écrivit plus d’un siècle après eux, mais aussi Ammien Marcellin et Augustin, qui sont séparés de l’Orateur et du poète de l’Énéide par presque un demi-millénaire.

Oui, le latin est bien une langue morte, comme d’aucuns aiment à l’appeler, mais pas au sens qu’ils donnent à cette expression ! Comme l’a souligné le latiniste Wielfried Stroh, dans un livre délectable, significativement intitulé, Le latin est mort. Vive le latin ! (Paris, 1998), ce fixisme qui caractérise le latin littéraire à partir du début de notre ère peut bien être considéré, linguistiquement (mais non littérairement) parlant comme une forme de mort : il aboutit en effet à bloquer l’évolution naturelle de la langue, qui continue dans la vie quotidienne, mais qui se trouve arrêtée dans les productions littéraires. Mais ce sont précisément cette stabilité, cette mort, si l’on tient à employer ce mot, qui vont donner au latin les conditions de sa pérennité littéraire, faisant d’elle une langue qui va pouvoir franchir les siècles et survivre à la disparition même de l’empire où elle avait si longtemps prospéré. Il faut en effet qu’il y ait eu autre chose qu’une simple domination, qu’un simple rapport de forces pour expliquer une telle vitalité latine. Le latin restera la langue parlée en Europe occidentale jusqu’au septième ou huitième siècle, alors que l’empire romain aura disparu depuis deux siècles. Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, l’effacement du latin comme langue vivante au profit des langues protoromanes est le résultat d’une évolution à la fois tardive, progressive et relativement rapide, qui s’est faite sur une période de deux à quatre générations, comme l’ont montré les recherches de Michel Banniard (Viva Voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992), et dont la cause principale fut le déclin des structures culturelles et pédagogiques. Assurément, il y a là une leçon à méditer ! Mais tout cela n’empêchera pas le latin littéraire, sauvé par la réforme carolingienne de l’enseignement, de survivre et de devenir la langue des clercs, tandis que la poésie rythmée, inventée par l’Antiquité tardive, connaîtra un grand épanouissement. La théologie et la philosophie occidentales vont, quant à elles, trouver chez le Cicéron de la dernière période les mots et les concepts qui seront au cœur de leur réflexion : comprehensio, essentia, ratio dans son sens généralisant, humanitas, sont ainsi des termes inventés par un virtuose du langage qui était aussi un véritable penseur. La coupure entre Moyen-Âge et Renaissance ne passe donc pas par le latin, qui est déjà la langue des traités scolastiques, comme il sera celle de l’humanisme, mot et concept d’origine cicéronienne. Ce qui, du point de vue de l’usage du latin, distingue les écrivains de la Renaissance par rapport à leurs prédécesseurs, c’est d’abord le souci esthétique et stylistique. Mais leur admiration est créatrice : jusqu’à la fin du XVIe siècle en France, du XVIIe en Allemagne, le nombre de livres publiés en latin dépasse celui des ouvrages rédigés dans les langues nationales. Le latin est la langue de l’Église, celle des controverses religieuses, des traités juridiques, des ouvrages d’histoire, mais aussi celle d’une très riche production poétique : Pétrarque, Érasme, Luther, Melanchthon, Grotius, Scaliger, Juste-Lipse, et tant d’autres encore, ont ainsi publié beaucoup de leurs œuvres en latin. L’auteur de la Défense et Illustration de la langue française, le poète Du Bellay lui-même, ne déclarait-il pas d’ailleurs préférer écrire en latin plutôt qu’en français ? Lorsque la créativité littéraire sera passée du côté des langues nationales, le latin restera longtemps la langue des sciences, et c’est pourquoi les Copernic, Galilée, Kepler, Newton et autres exposèrent leurs découvertes, ou une partie d’entre elles, en latin. C’est le latin qui a fourni ainsi à Linné l’instrument de sa célèbre classification botanique, toujours en usage. Le latin est également très présent dans la philosophie : à trop souligner que Descartes avait publié en français son Discours de la méthode, on oublie qu’il s’empressa de le traduire en latin pour lui donner une meilleure diffusion. Sans parler des œuvres qu’il écrivit directement dans cette langue. Et la formule la plus connue de l’histoire de la philosophie - cogito ergo sum - est bien du latin ! Comme on le sait, Spinoza, également, pour l’Éthique et Leibniz, pour une bonne partie de sa production si abondante, choisirent de s’exprimer et donc de penser en latin, cette langue que Pascal déclarait préférer au français lorsqu’il s’agissait de démonstrations mathématiques. Au XIXe siècle, le latin redevient une importante discipline de formation dans l’enseignement supérieur : c’est ainsi qu’il existe une thèse latine, écrite par un certain Jaurès. Des poètes comme Baudelaire et Rimbaud publièrent des pièces latines, et on a pu expliquer par l’influence du latin les tournures stylistiques choisies par Mallarmé dans certaines de ses œuvres.

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, il est clair qu’une École qui entend former l’élite des professeurs et des chercheurs doit réserver une place qui ne soit pas secondaire à l’étude de la langue et des littératures latines, puisque, on l’aura compris, le mot est à mettre au pluriel en raison même de l’universalité caractérisant, dans le temps, dans l’espace, et dans tout l’éventail des modes de pensée et d’expression possibles, le latin. Mais il ne faut pas en restreindre l’accès, comme on le fait aujourd’hui, à une minorité. « Débarrassons-nous de Juda, d’Athènes et de Rome ! », grinçaient les idéologues nazis. Il serait paradoxal que nos sociétés démocratiques accomplissent de ce point de vue le vœu du totalitarisme le plus sinistre ! On a voulu condamner les langues anciennes sous prétexte qu’elles auraient été des critères de sélection sociale : cela a été sans doute vrai jadis, mais il faudrait vraiment mal connaître la situation actuelle de l’enseignement pour employer encore cet argument…Qui ignore que ce genre de sélection passe désormais par d’autres disciplines ? Des disciplines dont la valeur formatrice n’est, à tous égards, pas la même. En réalité, rien n’est plus injuste qu’une situation qui conduit à priver de latin la très grande majorité des élèves : ce qui revient à entériner une situation, où, effectivement, seuls ceux que leur origine sociale favorise, pourront découvrir les richesses littéraires et intellectuelles auxquelles donne accès la connaissance de cette langue. De plus, l’ignorance du latin rend incompréhensible aux élèves une bonne part de la littérature française, de Montaigne à Racine, voire à Rousseau. Et la pratique du latin reste un merveilleux moyen de formation stylistique : Nietzsche, qui aimait écrire et traduire du latin, l’a dit dans des phrases fortes. La revalorisation de la filière littéraire dans le secondaire passe donc par le renforcement des langues anciennes, réduites pourtant désormais à la portion congrue. S’ajoute à cela le fait que, linguistiquement, le français est du latin continué : le français, mais aussi la plupart des langues européennes. La maîtrise du latin fournit ainsi une espèce de plate-forme commune à partir de laquelle il est - tous les spécialistes le soulignent - beaucoup plus facile d’apprendre ces différentes langues. Mais, dira-t-on, l’anglais n’est-il pas le latin de notre temps ? Il y a, cependant, une différence essentielle : le latin peut vraiment prétendre à un statut universel, lui qui n’est plus parlé par aucun peuple. Parce qu’il n’est plus l’apanage de personne, il est à tout le monde. Le latin reste d’ailleurs, avec le grec, la principale source de renouvellement terminologique pour les langues européennes lorsqu’elles ne veulent pas être réduites à un décalque de l’anglais. Si d’ailleurs l’anglais devient maintenant la langue de la recherche même dans les sciences dites humaines, qui exigent finesse d’expression et sens de la nuance, ce n’est pas sans dommage : quels que soient les efforts que puissent faire les autres chercheurs, ce monopole avantage ceux dont il est la langue maternelle. Tout le monde voulant être compris de tout le monde et à moindres frais, c’est le triomphe d’une expression simplifiée, réduite au plus petit commun dénominateur, et d’une pensée qui tend, dans chaque domaine, à se réduire de plus en plus rapidement à une vulgate appauvrie. Le tout dans une langue de plus en plus artificielle, puisque l’anglais vivant, lui, évolue et ne cesse de se transformer.

La vraie langue de l’Europe intellectuelle et savante, c’est et ce devrait donc être le latin : l’ignorance de cette évidence linguistique et culturelle me semble un bon révélateur de l’échec actuel de l’idée européenne. C’est l’honneur de notre École de contribuer à ce que, comme l’écrivait Leibniz, le latin puisse être un jour « la langue de l’Europe, universelle et durable pour l’avenir », lingua Europea universalis et durabilis ad posteritatem.

 

A. Grandazzi est professeur de langue et littérature latines à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université dont il dirige l'Ufr de Latin (Institut d'Etudes Latines). Spécialiste du thème des origines de Rome, auquel il a consacré de nombreux travaux, il est, entre autres, l'auteur de: Urbs. Histoire de la ville de Rome, des origines à la mort d'Auguste, ouvrage publié aux éditions Perrin en 2017, et pour lequel il a reçu le Prix Chateaubriand. Signalons également ses entretiens avec Jacqueline de Romilly, parus sous le titre : Une certaine idée de la Grèce, aux éditions Bernard de Fallois en 2003. 

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