Notes
1 J’ai abordé certains de ces aspects dans : « Lots héroïques : remarques sur le tirage au sort de l’Iliade aux Sept contre Thèbes », Revue des Études Grecques, 113, 2000, p. 299-325, « Énigmes et tirage au sort dans la religion grecque : quelques remarques », Actes du XXXIIIe Congrès de l’Association des Professeurs de langue ancienne de l’enseignement supérieur (APLAES), edd. M. Decorps, E. Foulon, Clermont-Ferrand, 2000, p. 37-56, « Le tirage au sort des magistrats à Athènes : un problème historique et historiographique », dans Pubblico sorteggio e cleromanzia : alcuni esempi, a.c. d. F. Cordano e C. Grottanelli, Università degli Studi di Milano, 2001, p. 63-81.
2 Voir sur cet aspect, en dernier lieu, Giovanna Daverio Rocchi, « Spazi e forme del sorteggio democratico », in Pubblico... (cf. n. 1), notamment p. 95-96, et mon étude dans le même volume.
3 Le mot appartient, du point de vue de la formation des noms, à la série des dérivés neutres à suffixe en -τήριον. Ce suffixe, originellement en liaison avec les noms d’agent en -τήρ, est rapidement devenu indépendant, et il est le plus souvent formé directement sur une racine verbale. Cette formation fournit des noms d’instruments (par ex. στρεϐλωτήριον, « instrument de torture »), des noms de lieux (comme βουλευτήριον « salle du conseil »), des noms de cérémonie ou de fêtes religieuses (ainsi νικητήρια, « sacrifice de victoire »). Cf. P. Chantraine, La Formation des noms en grec ancien, Paris, 1933, p. 62-64, qui ne le cite pas. Le mot a certainement été employé dans l’antiquité à la fois comme un nom de lieu (Pollux, IX, 44 ; Phrynichos, Praep. soph., éd. de Borries, 1911, 81, 19) et comme un nom d’instrument (Pollux, X, 61 mentionne un klèrôtèrion parmi les « instruments des tribunaux », en ajoutant qu’Aristophane, dans un contexte perdu, l’a employé comme un nom de lieu [Fragm. 146 K, 152 K-A] ; sur Aristophane, voir aussi infra p. 42 et 45-46).
4 Cf. en dernier lieu A. Boegehold, The Lawcourts ai Athens. Sites, buildings, equipment, procedure and testimonia (The Athenian Agora, 28) Princeton, 1995.
5 Il v revient encore en VI.43.
6 On peut ajouter, en particulier, Dissoi Logoi 7, [Xén.], Const. d’Ath. 1.3, Xén., Mém. 1.2.9. Isoc, Aréop. 22-23.
7 Syll.3 21 (= Michel 75).
8 Meiggs-Lewis n° 40 (= Syll.3 8, IG I3, 14).
9 Cf. Federica Cordano, « Strumeriti di sorteggio e schedatura dei citadini nella Sicilia greca », Pubblico... (cf. n. 1), p. 83-94.
10 Je renvoie sur ce point à mon article : « Lots héroïques : remarques sur le tirage au sort de l’Iliade aux Sept contre Thèbes », REG, 113, 2000, p. 299-325, p. 302-303.
11 Cf. le très important commentaire de P. J. Rhodes, A Commentary on the Aristotelician Athenaion Politeia, Oxford, Clarendon Press, 1981 ; voir aussi M. H. Hansen, La Démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993 (= The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, 1991), et Aristotele, La Costituzione degli Atenesi, éd. A. Santoni, Cappelli Editore, Bologna, 1999.
12 Prytaneis, A Study of the Inscriptions honouring the Athenian Councillors (Hesperia, Suppl. I), Athènes, 1937, p. 198-215.
13 Harvard Studies in Classical Philology, 50, 1939, p. 1-34.
14 Princeton, 1974, p. 180-183.
15 « The restoration of lines 11-12 remains doubtful, but we suggest that the temenos was defined as that precinct ἐν ὧι ὁ κλῆρος ἐκρίθη : the sanctuary in which the selection by lot was consummated » (p. 182).
16 A la quinzaine d’exemplaires athéniens qui ont été reconstitués s’ajoutent désormais des pièces en provenance d’autres cités : cf. Kl. Müller, « Zwei Kleroterion-Fragmente aus Paros », AA, 1998, p. 167-172 et J.-Ch. Moretti, « Klèrôtèria trouvés à Délos », Bulletin de Correspondance Hellénique, 125, 2001, p. 133-143. On trouvera aussi dans l’étude de J.-Ch. Moretti une traduction et une analyse d’une curieuse devinette du poète comique Euboulos décrivant un klèrôtèrion (Poetae Comici Graecae, t. V, fragm. 106, cf. Athénée, X, 450 B-C).
17 Cambridge, Mass., 1972.
18 Kroll, p. 55.
19 Kroll, p. 71.
20 Comme dans le cas des klèrôtèria, des pinakia en provenance d’autres cités qu’Athènes ont été retrouvées. Pour le cas de Rhodes, voir en particulier P.M. Fraser, ABSA, 67, 1972, p. 119-121.
21 Par ex. p. 73-74 et 78-79.
22 Le mot « cubes », employé par Aristote, doit-il s’entendre au sens propre, ou est-il employé, alors qu’il s’agit en fait de boules rondes (qui sembleraient plus appropriées aux témoignages athéniens), parce qu’il est traditionnel et remonte à une procédure antérieure utilisant des sortes de dés ? Il est impossible de répondre à cette question. Les tuyaux des exemplaires déliens, qui sont intégrés dans la stèle, à la différence des exemplaires athéniens, sont de section carrée (Moretti [cf. n. 16], p. 140).
23 Cf. J.D. Bishop, « The Cleroterion », Journal of Hellenic Studies, 90, 1970, p. 1-14.
24 Kroll, p. 76.
25 « Allotment by tokens », Historia, 8, 1959, p. 80-89, p. 83.
26 P. 147-179, p. 148. Cette « idée préconçue » vient d’Aristote et de la tradition de la pensée politique classique, et c’est pourquoi la question du tirage au sort est à la fois un problème historique et un problème historiographique (selon le titre de mon étude citée supra n. 2) et c’est pourquoi il reste très controversé. Aux problèmes posés par l’interprétation démocratique rétrospective du tirage au sort des archontes, s’ajoutent les contradictions internes au corpus aristotélicien. Voir aussi, sur tous ces points, mon étude dans Pubblico... [cf.n.1].
27 Il est paradoxal que nous trouvions la description la plus précise de ce système de rotation pour les charges dans la description du régime dit de Dracon (Const. Ath. 4.3), et que ce soit par extrapolation à partir de ce texte qu’est reconstruite la procédure de l’Athènes classique. Cela montre bien, d’ailleurs, que ce n’est pas le système de la rotation qui est en lui-même démocratique, mais seulement l’extension de la base de sélection à l’ensemble du peuple.
28 Mabel Lang, « Allotments by tokens », Historia, VIII, 1959, p. 80-89.
29 Hesperia, 20, 1951, pl. 25.
30 P. 83 et n. 10.
31 Voir aussi E.S. Staveley, Greek and Roman Votïng and Elections, Londres, 1972, p. 61-72.
32 Le principe de la rotation ἐν μέρει « à tour de rôle » (selon une expression récurrente) est même exprimé dans les termes du vocabulaire successoral par Euripide, ce qui n’est pas étonnant si l’on se souvient des rapports étroits entre tirage au sort (κλῆρος) et transmission du patrimoine (dont une partie s’appelle le κλῆρος) dans les mythes et probablement dans la réalité de la Grèce archaïque : il s’agit de « successions annuelles ».
33 Election by lot at Athens, Cambridge, University Press, 1891, rééd. D.C. Macgregor, Cambridge, 1933, p. 183-190.
34 P. 275.
35 Pseudo-Xénophon, Constitution d’Athènes, c. 1, 3 : « Toutes les magistratures dont l’exercice honnête apporte le salut, et l’exercice malhonnête le danger, au peuple tout entier, le peuple n’éprouve aucun besoin d’y avoir part — les Athéniens ne pensent pas qu’il leur faille, au moyen du tirage au sort, avoir part aux charges de stratège ou d’hipparque [...] — ; mais toutes les magistratures qui ont pour finalité la réception d’une indemnité et d’un profit pour la maisonnée, voilà celles que le peuple cherche à exercer ».
36 Les exemples donnés ne correspondent cependant pas exactement au processus décrit par Aristote, car les premières lettres de l’alphabet, et non les lettres à partir du λ, sont employées pour désigner les lieux de banquet ; diverses solutions ont été envisagées : cf. A. Sommerstein, Ecclesiazusae, Warminster, 1998, ad v. 683. Le Ploutos (v. 277, 972, 1166-1167) confirme l’existence, vers 390, des plaques de jurés avec des lettres.
37 P. 74-76.
38 OGIS 229, 1. 53.
39 V Bers, « Just Rituals. Why the Rigmarole of Fourth-Century Athenian Lawcourts ? », in : Polis and Politics, Studies in Ancient Greek History, éd. P. Flensted-Jensen et al., p. 553-562.
40 P. 23.
41 Voir The Athenian Agora. Vol. XVI. Inscriptions : The Decrees, A.G. Woodhead, Princeton, 1997, n° 333 (et C. Habicht p. 352-353) ; il est aussi question, d’une façon certaine, du conseil de l’Aréopage.
42 Cet exposé, issu de mon séminaire d’Histoire des idées à l’Université de Paris-IV Sorbonne, a été présenté, sous des formes différentes, à Madrid (UNED), à Paris (Conférence à l’Association Guillaume Budé), à Florence (Université degli Studi di Firenze), puis au Centre G. Glotz : je remercie très vivement tous ceux et celles qui m’ont offert la possibilité de rencontrer ainsi des publics très variés. Il a bénéficié, à chaque fois, de nombreuses observations, ainsi que de la lecture attentive de Michel Sève et de Jean-Chartes Moretti. Patrice Hamon m’a transmis des informations précieuses.
Nombreux et divers sont les emplois, religieux, politiques, juridiques, littéraires, du tirage au sort dans l’ensemble du monde grec antique (1). Son rôle est notamment essentiel dans le fonctionnement de la démocratie athénienne, comme les Anciens le savaient bien et comme les Modernes ont pu le vérifier par d’étonnantes découvertes archéologiques. C’est là un aspect qui distingue fortement la démocratie antique et la démocratie moderne (2). On analysera ici d’abord ce lien, en reprenant la seconde partie de la Constitution d’Athènes, en évoquant les définitions traditionnelles de la démocratie, et en donnant quelques exemples épigraphiques du tirage au sort à Athènes ou sous influence athénienne. Seront ensuite présentées les découvertes qui ont permis de reconstituer, par des raisonnements assez complexes, le fonctionnement probable des « machines à tirer au sort ». Cela conduira à quelques réflexions sur la reconstitution de la chronologie de leur utilisation et sur le sens que revêtait l’emploi de ces « machines ».
Le mot grec les désignant est le mot κληρωτήριον. Ce mot était très mal connu et très mal attesté avant la publication de la Constitution d’Athènes attribuée à Aristote, en 1891. Quand on l’y a trouvé, on l’a d’abord interprété comme un nom de lieu (3). La traduction du traité qui est publiée dans la collection Budé, dont la première édition (toujours rééditée à l’identique) par Mathieu et Haussoullier remonte à 1922, propose ainsi le sens de : « salle pour le tirage au sort » (63. 2, 64. 2-3). Cependant, depuis la mise en série de découvertes spectaculaires, effectuée en particulier par l’archéologue américain Sterling Dow, le sens universellement accepté n’est plus celui-ci, mais celui qui a été proposé par Sterling Dow, à savoir : « allotment machines », « machines à tirer au sort ». Cette nouvelle traduction est celle qui figure (sans que la correction soit signalée) dans la reprise de l’édition Mathieu-Haussoullier aux « Classiques en poche » des Belles Lettres. Le klèrôtèrion, « machine pour le tirage au sort », a ainsi pu devenir une sorte de symbole de la démocratie athénienne.
Démocratie athénienne et tirage au sort
La seconde partie de la Constitution d’Athènes est consacrée à la description du régime athénien dans la deuxième moitié du quatrième siècle, à l’époque du rédacteur, que ce rédacteur soit Aristote lui-même ou quelqu’un de son école, entre 335 et 321 avant notre ère. La place qu’y tient le tirage au sort ne peut échapper au lecteur. Pour « toutes les magistratures ordinaires » (c. 43, 1) à l’exception des trésoriers des fonds militaires et de la caisse des spectacles, de l’intendant des fontaines et, généralement, des fonctions militaires, reviennent comme un refrain les mots κληροῦσιν ou κληροῦνται vel sim., « ils tirent au sort », « sont tirés au sort » (on en rencontre environ 31 exemples des chapitres 43 à 62 ; environ, car le papyrus ne permet pas de savoir s’il faut lire κληροῦσιν « ils tirent au sort », ou πληροῦσιν « ils remplissent » à 63. 1 et 30. 5) : cela concerne les 500 bouleutes, les 10 trésoriers d’Athéna, les 10 vendeurs, les 10 receveurs, les 10 comptables, les 10 vérificateurs (avec 2 assesseurs), l’intendant, les 10 surveillants des temples, les 10 responsables de la ville, les 10 responsables des marchés, les 10 surveillants des mesures, les 10 puis 35 gardiens du blé, les 10 surveillants du port, les Onze, les 5 introducteurs de poursuites en eisagogè, les 40 pour les autres poursuites, les 5 chargés de la voirie, les 10 comptables (et 10 associés), le secrétaire de prytanie (autrefois élu), le secrétaire des lois, les 10 sacrificateurs, les 10 préposés aux fêtes, l’archonte de Salamine, le démarque du Pirée, les 9 archontes et leur secrétaire, qui tirent au sort les juges, les 10 organisateurs des Dionysies, les 10 responsables des concours. Au total, plusieurs centaines de citoyens étaient donc tirés au sort chaque année dans les années 330 avant notre ère, citoyens qui dans chaque charge, ne pouvaient être renouvelés (sauf exceptions) ; et il faut y ajouter les 6 000 héliastes répartis par le sort jour après jour entre les tribunaux avec un très grand luxe de précautions (4). La Constitution d’Athènes est donc venue massivement à l’appui des analyses que présente par ailleurs Aristote, dans la Politique, sur le lien entre la démocratie et le tirage au sort, par exemple dans ce passage du livre IV : δοκεῖ δημοκρατικὸν εἶναι τὸ κληρωτὰς εἶναι τὰς ἀρχάς, τὸ δ’ αἱρετὰς ὀλιγαρχικόν « On admet qu’est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchiques le fait qu’elles soient pourvues par l’élection » (Pol. IV. 9, 1294b8).
Ces analyses de la fin du quatrième siècle reprennent elles-mêmes une thématique plus ancienne. Elle est attestée dès Hérodote (III. 80), donc vers le milieu du cinquième siècle, et probablement Euripide (Suppliantes, v. 406 sqq.), dans deux textes très souvent rapprochés l’un de l’autre. Dans Hérodote, un Perse, Otanès, fait l’éloge de l’ἰσονομίη), « égalité devant la loi », nom donné au régime dans lequel le peuple commande (πλῆθος ἄρχον), ce qui est une façon d’évoquer un régime démocratique sans employer le mot, et il déclare : πάλῳ μὲν γὰρ ἀρχὰς ἄρχει ; il faut ici suppléer le sujet du verbe, πλῆθος : « le peuple exerce les magistratures par le sort ». On observera qu’Hérodote n’hésite pas à mettre ces propos dans la bouche d’un Perse du sixième siècle, bien que, comme il le reconnaît lui-même, une pareille chose puisse paraître « incroyable » à beaucoup de ses lecteurs (5). Dans les Suppliantes d’Euripide, la même idée d’égalité dans la répartition des charges est exprimée, cette fois à propos de l’Athènes de Thésée : δῆμος δ’ ἀνάσσει διαδοχαῖσιν ἐν μέρει ἐνιαυσίαισιν, « le peuple règne par des successions annuelles à tour de rôle » ; le ἐν μέρει évoque implicitement le tirage au sort. Au quatrième siècle, Platon propose d’une façon plus constitutionnelle une définition similaire : δημοκρατία γίνεται ὅταν (...) καὶ ὡς τὸ πολὺ ἀπὸ κλήρων αἱ ἀρχαὶ ἐν αὐτῇ γίγνονται « la démocratie advient quand (...) et les magistratures y sont le plus souvent attribuées par des tirages au sort » (Rép. VIII. 557a5) (6).
Les inscriptions attiques attestent concrètement la réalité de cet état de fait. Outre κληροῦν et ses composés, y sont employés notamment les verbes κυαμεύειν (m. à m. « tirer à la fève »), et λαγχάνειν (« obtenir par le sort », pour désigner celui qui est tiré au sort), ainsi que leurs composés, et / ou l’adverbe ἀεί au sens distributif de « à chaque fois » : on lit par exemple, dans une inscription de l’année 419-418, l. 22 :οἱ ταμίαι οἱ λαχόντες, l. 25 : οἱ αἰεὶ ταμίαι, « les trésoriers successifs », 1. 38 : μετὰ τõν ἐ]πιστατõν τ[õν] αἰ[εὶ ὄντον, « avec les présidents successifs » (7). Un exemple particulièrement intéressant ne concerne pas Athènes, mais une cité qui dépendait d’Athènes, par le biais de la ligue de Délos. C’est un exemple classique de l’influence, et même de l’exportation de procédures analogues à celles de la démocratie athénienne hors d’Athènes, et, en l’occurrence, de l’exportation du choix par tirage au sort. Il s’agit de la cité d’Erythrées, en Ionie, sur la côte, en face de Chios, et d’un texte qui enregistre probablement son retour forcé dans l’alliance après une révolte, vers 453-452 avant notre ère (8). L’inscription définit les organes du gouvernement de la cité. Voici une traduction des 1. 8-16 : « Que le Conseil soit de 120 hommes désignés par tirage au sort ([ἀ]π-[ὸ κ]υάμο). Que [...] dans le Conseil, et que ne soit conseiller aucun étranger, ni personne d’âge inférieur à 30 ans. Qu’on poursuive tout contrevenant. Qu’on ne soit pas conseiller dans un intervalle de quatre ans. Que les envoyés spéciaux et le chef de garnison fassent le tirage au sort (κυαμεῦσα[ι]) et installent le Conseil, et le chef de garnison les Conseils futurs, pas moins de 30 jours avant la sortie de charge du Conseil. Qu’ils prêtent serment par Zeus, par Apollon, par Déméter » (...) Le modèle de la démocratie athénienne s’accompagne, on le voit, de particularités locales : il n’y a que 120 bouleutes et non 500 comme à Athènes, on peut exercer un nouveau mandat au bout de quatre ans. Ce modèle est cependant tout à fait reconnaissable, par la place accordée au tirage au sort pour le choix annuel du Conseil de la cité ; et le reste du texte ne fait que confirmer l’importance du rôle des Athéniens dans les affaires de la cité.
Le rôle considérable que jouait le tirage au sort dans la démocratie athénienne est donc bien documenté, par la description aristotélicienne, par les définitions de la démocratie et par les inscriptions. Quelles étaient les techniques employées pour ces choix par tirage au sort ?
La technique du tirage au sort
Le sens premier du verbe κυαμεύειν, que nous venons de rencontrer, est « tirer à la fève » et l’on pouvait donc utiliser des fèves ou des boules en forme de fèves, fabriquées en argile, en bois ou en métal, pour le tirage au sort, qu’elles aient été inscrites (un grand nombre de boules de ce type ont été retrouvées, notamment en Sicile, sans qu’on sache si elles étaient effectivement utilisées pour des tirages au sort (9)) ou qu’il s’agisse d’un tirage entre deux fèves, l’une blanche (indiquant le succès), l’autre noire (indiquant l’échec), comme cela est aussi très bien attesté, cette fois dans les textes. Le verbe κληροῦν, lui, renvoie probablement, d’après l’étymologie, à un système reposant sur des sorts-baguettes, bouts de bois coupés (du genre de ce que nous appelons en français « tirer à la courte paille », ou par des lancers de baguettes) (10). Dans les deux cas, cependant, le verbe a perdu peu à peu son sémantisme précis, et pris la signification générale de « tirer au sort ». Mais selon quels procédés ?
On possède dans le chapitre 63 de la Constitution d’Athènes une description précise de l’un des procédés utilisés, qui concerne la sélection quotidienne des membres des tribunaux populaires, et leur répartition entre les tribunaux ouverts au jour dit. Voici la traduction de l’édition Mathieu-Haussoullier, avec des modifications (indiquées en italiques) pour tenir compte des découvertes dont il sera ensuite question (11). Plusieurs instruments sont mentionnés par le traité aristotélicien, et en particulier des tablettes individuelles (πινάκια), en buis, qu’on affiche (ou plus exactement, qu’on fiche, ou qu’on enfonce, ἐμπήγνυσι) de telle façon qu’elles soient installées sur une machine à tirer au sort (κληρωτήριον), en colonnes, établies par lettres de l’alphabet (κανονίς) ; et aussi des « cubes » (κύϐοι) blancs ou noirs, en bronze, qui servent au tirage au sort proprement dit.
Τὰ δὲ [κιϐώ]τια τὰ δέ[κ]α κ[εῖται ἐ]ν τ[ῷ ἔμ]προσθεν [τ]ῆς εἰσόδου [κ]αθ’ ἑκάστην τὴν φυλήν. ἐπιγέ[γρ]απται δ’ ἐπ’ αὐτῶν τὰ στο[ι]χεῖα μέχρι τοῦ Κ. ἐ[π]ειδὰν δ’ ἐμϐάλωσιν οἱ δικασταὶ τ[ὰ] πινάκια εἰς τὸ κιϐώτι[ον], ἐφ’ οὗ ἂν ᾖ ἐπι[γεγρα]μμένον τὸ γράμ[μα] τὸ αὐτὸ ὅπ[ε]ρ ἐπ[ὶ τῷ π]ινακίῳ ἐστὶν α[ὐτ]ῷ τῶν στοιχείω[ν, δια]σείσαντος τοῦ ὑ[πη]ρέτου ἕλκει ὁ [θεσμο]θέτης ἐξ ἑκάς[τ]ου τοῦ κιϐωτίο[υ πιν]άκιον ἕν. οὗτος δὲ καλεῖ[τ]αι ἐμ[πήκτ]ης, καὶ ἐμπήγνυσι τὰ πι[ν]άκια [τὰ ἐκ το]ῦ κιϐωτίου εἰς τὴν κανονίδα, [ἐφ’ ἧς τὸ α]ὐτὸ γράμμα ἔπεστιν ὅπερ ἐπὶ τοῦ [κιϐωτίο]υ. κ[ληροῦται δ’] οὗτος, ἵνα μὴ ἀεὶ ὁ αὐτὸς ἐμπ[ηγνύων] κακουργῇ. εἰσὶ δὲ κανονίδες [πέντε ἐ]ν ἑκάστῳ τῶν κληρωτηρίων. ὅ[ταν δὲ] ἐμϐάλῃ τοὺς κύϐους, ὁ ἄρχων τὴν φυλὴν κληρ[οῖ κατὰ κ]ληρωτήριον. εἰσὶ δὲ κύϐοι χα[λκοῖ, μέ]λανες καὶ λευκοί. ὅσους δ’ ἂν δέ[ῃ λαχεῖν] δικαστάς, τοσοῦτοι ἐμϐάλλον[ται λε]υκοί, κατὰ πέντε πινάκια εἷς, οἱ δὲ [μέλ]ανες τὸν αὐτὸν τρόπον. ἐπειδὰν δ’ ἐ[ξαιρῇ] τοὺς κύϐους, καλεῖ τοὺς εἰληχότας ὁ κ[ήρυξ]. ὑπάρχει δὲ καὶ ὁ ἐμπήκτης εἰς τὸν ἀ[ριθμό]ν.
« Les dix boîtes sont placées dans l’avant-cour de l’entrée réservée à chaque tribu : elles sont marquées des caractères de l’alphabet jusqu’au K. Quand les juges ont déposé leur tablette dans la boîte portant la même lettre, prise dans les caractères de l’alphabet, qui figure sur la dite tablette, l’appariteur secoue les boîtes et de chacune d’elles le thesmothète tire une tablette. Le [premier] tiré est appelé l’afficheur. Il est chargé d’afficher les tablettes, à mesure qu’elles sortent de la boîte, sur le tableau à rainures (dans la colonne) qui porte la même lettre que la boîte. On le désigne par le sort, afin que ce ne soit pas toujours le même qui affiche, et pour qu’il ne puisse pas commettre de fraude. Il y a cinq tableaux (colonnes) dans chaque salle (dans chaque appareil à tirer au sort). Quand il a mis les cubes [en nombre voulu dans l’urne] ([dans les appareils]), l’archonte procède au tirage au sort [des juges] salle par salle (appareil par appareil). Les cubes sont en bronze : il y en a des noirs et des blancs. Autant il faut désigner de juges, autant on met de cubes blancs ; [toutefois] un seul cube compte pour cinq tablettes et la proportion est la même pour les cubes noirs. Quand [l’archonte] a extrait les cubes [en nombre voulu], le héraut procède à l’appel des juges que le sort a désignés. L’afficheur aussi en fait partie ».
Les modifications apportées à la traduction sont dues à deux importantes séries de découvertes archéologiques.
La première a pour origine la nouvelle compréhension proposée par Sterling Dow en 1937 de deux passages dans deux inscriptions gravées vers 164/3 avant notre ère (12). Son analyse a été précisée et développée dans un article sur « Aristotle, the Kleroteria and the Courts » (13), et enfin reprise, avec quelques modifications, par B.D. Meritt et J.S. Traill dans le volume XV de la remarquable série américaine The Athenian Agora, volume consacré aux conseillers athéniens, où elles portent les n° 220 et 221 (14). Ces inscriptions, il est important de le noter, sont des décrets pris en l’honneur de prytanes, donc de bouleutes, appartenant à la tribu Erechtheis et à la tribu Ptolémais. Les blocs ont été patiemment reconstitués à partir de nombreux fragments en marbre de l’Hymette par les archéologues. Sur un petit fragment du n° 221, on lit notamment aux lignes 10-12 : « [Que le secrétaire de la prytanie ins]crive ce (]αγράψαι δὲ τόδε[) [décret] sur un appareil à tirer au sort en (]κληρωτήριον λίθι[) pier[re et qu’il l’installe dans l’enceinte sacrée où le tirage au sort a été effe]ctué (]ίθη[) ». Le texte grec conservé sur le fragment est celui qui est ici indiqué entre parenthèses ; le reste est restitué par Dow et les éditeurs ultérieurs, l’édition de Meritt et Traill, après relecture de la pierre, proposant une innovation importante à la fin de la citation (15). Ces restitutions s’appuient bien sûr sur des parallèles, et notamment, pour le point qui nous occupe, sur l’inscription n° 220 (n° 79 de S. Dow) où on lit (l. 28 : ]ίαν εἰς κληρ[ et 1. 29 :]τὸ ἐν τῶι τεμ[). Il y a des difficultés dans ces reconstitutions. La principale réside dans les trois lettres ίθη de la l. 12 de la seconde inscription, lettres dont la lecture-même n’est, semble-t-il, pas aisée, comme en témoigne la note citée de The Athenian Agora. Le parallèle de l’inscription 220 donne cependant une relative sûreté à la restitution du mot τέμενος, « enceinte sacrée ». En tout cas, la restitution des trois mentions du mot klèrôtèrion est tout à fait certaine, et c’est là l’essentiel. Les deux décrets ainsi reconstitués prescrivent donc qu’on devra graver leur texte, afin de les officialiser et de les pérenniser, sur un « klèrôtèrion en pierre », que, probablement, on placera ces pierres gravées dans une enceinte sacrée (peut-être celle où a eu lieu le tirage au sort). Or la pierre sur laquelle est gravée l’inscription n° 220 porte au dos des rainures multiples, organisées en six colonnes, et ces rainures en colonne sont une caractéristique que cette pierre partage avec une série de blocs avec rainures, retrouvés sur l’agora d’Athènes depuis longtemps. La première publication de Steling Dow, en 1937, en procure d’excellentes photographies. Le mieux conservé, le seul bloc entier, qui porte le n° I dans la publication de Dow, a une seule colonne de rainures.
Sur le bloc qui porte le n° II, dont le haut seul est conservé, on observe deux colonnes verticales, et, sur la photo prise du haut [Figure 2], on voit très bien, sur le dessus de la pierre, un orifice dans lequel on peut faire passer un tube, dont le logis est visible aussi sur la photo prise de face [Figure 3].
Si Sterling Dow a pu faire figurer un schéma [Figure 4] expliquant le fonctionnement de ces machines, c’est que la mention qui figure dans nos deux inscriptions l’a conduit à identifier ce type de pierre à rainures aux klèrôtèria à colonnes mentionnés par Aristote. En effet, si ces appareils sont très variés par le nombre de colonnes et par la taille, ce qui conduit à penser qu’ils étaient utilisés non seulement pour le tirage au sort des jurys, mais aussi pour diverses magistratures et diverses occasions, ils se ressemblent beaucoup et forment, incontestablement, une série (16).
Mais pour la comprendre, il fallait ajouter un autre élément décisif, la seconde grande découverte archéologique qui a éclairci le problème, à savoir l’étude systématique des plaques ou pinakia retrouvées à Athènes, notamment dans les fouilles de l’Agora. Car ce sont ces plaques qui étaient destinées à être insérées, « affichées », ou plutôt « fichées » dans les rainures des appareils à tirer au sort. Un livre magistral de J.H. Kroll, Athenian Bronze Allotment Plates (17), a renouvelé la question ; d’autres plaques ont été découvertes depuis lors, à Athènes et ailleurs. Ce sont des plaques rectangulaires en bronze, portant en général un nom, un patronyme et un démotique, un poinçon et deux types de figures : une chouette ou une gorgone ; elles datent du quatrième siècle et présentent des variations qui ont permis à Kroll de distinguer six « classes » correspondant à des évolutions depuis leur apparition jusqu’à leur disparition. Les plaques à figure de chouette (avec une branche d’olivier) reproduisent manifestement le revers de la pièce attique de trois oboles, qui servait à la rémunération des Héliastes, et, depuis longtemps, on en a conclu que c’étaient des plaques de jurés, pour les tirages au sort quotidien. Ces plaques en bronze n’apparaissent que dans la première moitié du siècle. Les autres sont probablement les plaques des citoyens qui se présentaient pour le tirage au sort annuel des magistratures (18), et certaines apparaissent jusqu’à l’époque de la Constitution d’Athènes. Le point le plus remarquable est que ces plaques furent très souvent regravées (dans la proportion de 5 fois sur 6) (19), et parfois plusieurs fois de suite : on doit en conclure que ces plaques appartenaient successivement à différents citoyens, ce qui les différencie évidemment des cartes d’identité que nous connaissons de nos jours.
Deux exemples peuvent être pris, dans une documentation considérable.
Dans le premier (n° 14 Kroll) [Figure 5], on lit facilement : Κλεόφαντος κλεάν-δρου ἐκ Κεραμέων c’est-à-dire « Cléophan-tos, fils de Kléandros, du dème du Céramique », et on peut apercevoir les traces d’une gravure précédente. Il s’agit d’une plaque avec chouette. Dans le second exemple (n° 92 Kroll, plaque avec Gorgone) [Figure 6], sous « Diodoros, du dème de Phréarroi », on lit « Phainippos, du dème d’Oa ».
Phréarroi est un dème proche du cap Sounion, appartenant à la tribu Léontis, tandis qu’Oa est un dème urbain, appartenant à la tribu Oinéis. Il est peu probable que la plaque soit passée directement de Phainippos à Diodoros. On peut penser qu’elle est revenue à un organe athénien central, qui l’a réutilisée pour un citoyen qui ne paraît pas lié directement au précédent usager de la plaque. La regravure est une indication concrète très saisissante d’un principe essentiel dans la démocratie athénienne, celui de la rotation des charges, principe qui était assuré par le tirage au sort. Une autre observation importante a été faite au sujet de ces plaques. On les a parfois retrouvées dans des tombes. S’agissait-il de citoyens morts dans l’exercice de leur charge ? En tout cas, ces plaques faisaient partie du prestige et de l’identité sociale du mort. Ce fait montre l’importance que les citoyens leur attribuaient. De ces deux points de vue, celui de la rotation organisée par la cité, et celui du prestige individuel qu’on pouvait retirer d’un tirage au sort, ces plaques sont un témoignage particulièrement émouvant de la démocratie athénienne en acte (20). Représentons-nous aussi, à l’arrière-plan, l’activité artisanale considérable, dans Athènes, pour la confection, la gravure ou la regravure, chaque année, de ces plaques d’identité, sans parler de la fabrication et de l’entretien des appareils à tirer au sort pour les différentes charges.
Ainsi donc, deux inscriptions du second siècle concernant des prytanes athéniens, des plaques de la première moitié du quatrième siècle relatives à des citoyens athéniens très divers, et une description de la fin du quatrième siècle ont permis, une fois mises ensemble, de reconstituer de façon probable le mode de désignation des jurés que décrit Aristote. Les 6000 juges potentiels de l’année (le caractère annuel de leur sélection, même à l’époque des pinakia de bronze, a été bien dégagé par Kroll (21)) sont répartis une fois pour toutes en 10 sections de 60, dans chaque tribu, numérotées de α à κ, et cette répartition figure sur leur plaque d’identité, caractérisée par une chouette et une lettre de α à κ (en l’occurrence la lettre κ sur la plaque n° 14). Les juges se présentent tôt le matin avec leur plaque d’identité (sur l’agora à l’angle N-E ?). L’accès aux tribunaux se fait par 10 portes, une par tribu, avec 10 boîtes par porte, et un archonte avec un esclave à chaque porte. Ils déposent leur plaque dans l’une des 10 boîtes correspondant à leur section. A chaque porte il y a aussi deux machines à tirer au sort, avec des rainures disposées en cinq colonnes (numérotées par section : α,β,γ,δ,ε, ζ,η,θ,ι,κ), permettant qu’on y loge les plaques de juges, et à gauche un entonnoir et un tuyau débouchant sur un robinet. L’archonte tire au sort une plaque dans chaque boîte de section, ce qui désigne dix « afficheurs » par tribu, jamais les mêmes, pour éviter les trucages. Chacun prend la boîte de sa section et est chargé de remplir les rainures de la machine à tirer au sort dans sa colonne, à partir du haut de la colonne, au fur et à mesure que l’archonte tire au sort les plaques. Tous les juges présents sont finalement affichés. Pour une journée donnée, un certain nombre de tribunaux et de juges était nécessaire. L’archonte verse dans l’entonnoir un nombre de cubes (22) blancs correspondant au nombre des rangées horizontales de 5 juges nécessaires et un nombre de dés noirs correspondant au nombre de rangées complètes en trop. On ouvre la base de la machine pour faire sortir les dés : à chaque fois, une rangée de 5 nouveaux noms est désignée ou rejetée, selon que sort un cube blanc ou noir, en commençant par le haut. On atteint nécessairement le nombre souhaité de juges. Il y a aussi une ou des urnes contenant des fèves marquées en fonction du nombre de tribunaux nécessaires, en nombre correspondant au nombre de juges. Les juges désignés sont appelés par le héraut et tirent au sort (ils doivent montrer la fève en l’air) l’une de ses fèves, qui les affecte automatiquement à un tribunal. L’archonte met alors sa plaque d’identité, qu’il a récupérée, dans une boîte numérotée de la même façon et affectée à ce tribunal. Personne ne sait ainsi d’avance, non seulement s’il sera juge, mais à quel tribunal il sera affecté pour la journée. Et il reçoit un bâton de la couleur du tribunal, et avec la lettre prévue. À l’entrée dans le tribunal (une entrée avec un linteau de la couleur fixée), il montre son bâton et sa fève, et reçoit un jeton. Les tablettes des juges écartés leur sont rendues. Après la séance, un juge par tribu, tiré au sort, est chargé de rendre les plaques aux juges qui peuvent ainsi demander le misthos en échange du jeton qu’on leur a donné au moment du vote (contre le jeton reçu à l’entrée).
Le processus est donc désormais à peu près reconstitué avec certitude pour l’attribution quotidienne des juges aux tribunaux. À peu près, seulement, parce qu’il y a encore des discussions sur certains points (23). La nature exacte du procédé a varié au cours du quatrième siècle, des années 390 environ jusqu’à 322, date de l’abolition provisoire du tirage au sort par le nouveau régime oligarchique. De plus, à l’époque d’Aristote, les pinakia des héliastes sont en bois, en buis exactement, mais on a retrouvé dans une tombe une plaque de magistrat en bronze, ce qui, avec d’autres indices, suggère que les pinakia pour les magistratures, à la différence des plaques de jurés, pouvaient avoir été permanentes (24). Tout au long du siècle, les appareils à tirer au sort étaient certainement en bois eux aussi, puisqu’on n’en a retrouvé aucun qui soit en pierre et date de cette époque. Mais l’essentiel est qu’à partir de cette reconstitution, et étant donné la variété des pinakia du quatrième siècle et des klèrolèria du second siècle qui ont été retrouvés, on a considéré, de façon tout à fait vraisemblable, que le même procédé était employé aussi mutatis mutandis pour tous les cas où il fallait désigner des citoyens par le sort, et notamment pour le tirage au sort des Bouleutes.
Chronologie et sens du tirage au sort
Tous ces documents archéologiques éclairent considérablement les techniques du tirage au sort au quatrième siècle. Mais que se passait-il avant le quatrième siècle ? Les renseignements manquent pour donner une réponse assurée, et, de façon plus générale, la chronologie de l’introduction du tirage au sort est controversée.
Aristote, une fois encore, donne une indication importante sur un changement qui est intervenu, mais cette indication est malheureusement peu claire : « Pour les fonctions tirées au sort, on distinguait autrefois (πρότερον μὲν) celles qui en même temps que les neuf archontes étaient tirées dans l’ensemble de la tribu, et celles qui, tirées au Théseion, étaient réparties entre les dèmes. Mais les dèmes s’étant mis à vendre ces charges, on les tire au sort, elles aussi, dans l’ensemble de la tribu, à l’exception des membres du Conseil et des gardes, dont la désignation a été laissée aux dèmes » (62.1). Que faut-il entendre par « autrefois » ? Comme très souvent dans la Constitution d’Athènes, l’adverbe renvoie probablement au cinquième siècle et on peut penser, avec Mabel Lang (25), que cette réforme du tirage au sort date de la restauration démocratique de 403 : c’est peut-être celle qui a conduit à l’introduction des klèrôtèria décrits ci-dessus. Mais peut-on alors remonter plus haut et reconstituer la pratique du tirage au sort dans l’Athènes de Périclès ? On distinguera ici le cas du tirage au sort des principaux magistrats, les archontes, celui des membres du Conseil des Cinq-Cents, la Boulé, et celui des juges de l’Héliée.
Avant d’aborder la question des archontes, il faut rappeler un fait : le tirage au sort n’est pas en lui-même, de toute éternité, un processus démocratique. J’ai eu l’occasion d’étudier, ailleurs, les scènes formulaires de tirage au sort dans l’épopée, et leur reprise dans la poésie et dans la tragédie. J’ai rappelé en conclusion les analyses de Fustel de Coulanges il y a un siècle, dans une étude de la Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 2, 1878, reprise après sa mort dans le recueil Nouvelles recherches sur quelques problèmes d’histoire qu’édita Camille Jullian en 1891, nous délivrant « de l’idée préconçue que le tirage au sort ne pouvait qu’être un procédé démocratique » (26). Comment assurer une répartition égalitaire des honneurs entre un groupe d’égaux, faut-il préférer le choix par élection (ou désignation) au choix par tirage au sort, voilà des questions qui sont importantes dès l’Iliade et les autres épopées : pensons notamment au choix d’Ajax par tirage au sort au chant VII, et à son exclusion, par élection, après la mort d’Achille, du droit à recevoir les armes de celui-ci.
Or le récit historique présenté dans la première partie de la Constitution d’Athènes, indique au c. 8, parmi les mesures prises par Solon à Athènes, l’institution du choix des archontes par tirage au sort, à partir d’une base très restreinte. Ce choix, dans la perspective qui vient d’être évoquée, pouvait être, à l’époque, aristocratique ou oligarchique ; il n’est devenu démocratique que plus tard. Si l’on accepte de considérer que ce chapitre correspond à la réalité historique, c’est seulement à partir de la réintroduction du tirage au sort, en 487-486, après une longue interruption de son usage sous les Pisistratides, interruption qui s’est prolongée ensuite (Const. d’Ath., 22.6), que ce rôle démocratique peut lui être attribué, et cela, grâce aux réformes de Clisthène et de ses successeurs, qui ont considérablement élargi les bases du tirage au sort, à savoir le remodelage de l’Attique et, plus tard, l’élargissement à la troisième classe de la cité athénienne, les zeugites, à partir de 457/456 avant notre ère, de l’accès à l’archontat (Const. Ath., 26. 2). Dans cette hypothèse, le tirage au sort des archontes était à l’origine, avant tout, un moyen de choisir entre ceux qui se flattaient d’être les meilleurs, d’être des égaux, des gens auparavant sélectionnés notamment par élection, et sur des critères censitaires ou de naissance, les πρόκριτοι, en essayant d’éviter les conflits d’honneur, et c’est seulement de façon rétrospective qu’on a pu y voir une caractéristique de la démocratie naissante. Mais l’évolution démocratique du tirage au sort l’a fait passer, en ce qui concerne les archontes, d’un processus de choix à l’intérieur d’une élite, à un processus d’alternance et de répartition du pouvoir entre presque tous les citoyens (27).
Après les archontes, passons au Conseil des Cinq-Cents, qui, lui, est en lui-même une institution démocratique représentant l’ensemble du corps civique et vraisemblablement créée par la réforme de Clisthène (507/506 avant notre ère), à moins qu’elle ait seulement fait l’objet d’une réorganisation complète à ce moment. Sur l’introduction du tirage au sort pour le choix des bouleutes, on a encore moins de renseignements que pour les archontes. Le témoignage essentiel est l’inscription concernant la cité d’Erythrées que j’ai mentionnée au début de ma communication : il montre que le tirage au sort des bouleutes à Athènes remonte certainement à la première moitié du siècle, puisqu’une cité sujette se voit imposer par Athènes un Conseil tiré au sort sous la surveillance d’Athènes. Une date plus haute encore pour cette introduction du tirage au sort, outre qu’elle est tout à fait cohérente avec la remarque générale d’Otanès sur la démocratie, chez Hérodote, que nous avons citée au début de cet exposé, est tout à fait vraisemblable. Bien que les historiens soient partagés sur cette question, Clisthène, qui est présenté comme le grand réformateur (ou le créateur) de la Boulé, est probablement aussi celui qui a institué leur choix par tirage au sort.
Le troisième grand corps qui est choisi par tirage au sort est le corps des Héliastes. En l’absence, dans ce cas aussi, de témoignages sur la chronologie de l’institution, c’est le créateur de l’Héliée, Solon, qui peut avoir instauré ce mode de choix : c’est en effet en tant que fondateur des tribunaux populaires, dit Aristote dans la Politique, que Solon est l’initiateur du processus conduisant à la démocratie extrême, qui, pour Aristote, est caractérisée par l’extension du tirage au sort au détriment de l’élection : comme le dit Aristote, selon certains, Solon aurait détruit le pouvoir des éléments oligarchiques du régime athénien « en rendant le tribunal de l’Héliée maître de tout, alors qu’il était tiré au sort » (II. 1274a5).
Aux incertitudes concernant la date de l’introduction du tirage au sort dans la démocratie athénienne selon les différentes charges, s’ajoutent celles qui sont relatives aux techniques utilisées au cinquième siècle (et peut-être avant) pour ces tirages au sort. Comme on l’a vu, il semble bien que les plaques de jurés, puis les plaques de magistrats, du quatrième siècle correspondent à une innovation ; le premier emploi du mot klèrôtèrion est dans l’Assemblée des femmes d’Aristophane, en 392, et c’est aussi dans cette pièce qu’il est fait pour la première fois allusion à des « lettres » sous lesquelles on classait les jurés, selon des modalités d’ailleurs un peu différentes du processus aristotélicien. Pour tenter de reconstituer les tirages au sort du cinquième siècle, il faut faire intervenir une autre découverte archéologique, mais l’interprétation qui en a été proposée (28) présente, il ne faut pas se le dissimuler, un caractère beaucoup plus hypothétique que celle des découvertes évoquées jusqu’ici.
On a retrouvé dans des fouilles de l’agora d’Athènes, dans les années 1950, des plaques de terre cuite de 6 cm × 3 cm, dans un contexte de la deuxième moitié du cinquième siècle, qui présentent des caractéristiques curieuses. Sont reproduites ici les photographies publiées dans la première publication les évoquant (29) : elles sont coupées en deux par une coupure en zig-zag, très probablement volontaire, car elle est effectuée avant cuisson. Cela invite à penser qu’on pouvait, ou qu’on devait, reconstituer la plaque initiale en mettant les deux bouts ensemble, selon le principe des jetons de reconnaissance, ou σύμϐολα. Sur une des faces, quelques lettres se lisent, qui doivent être l’abréviation du nom d’une tribu athénienne : ΛΕΟ pour ΛΕΟΝΤΙΣ. Ces lettres ont été inscrites sur le tesson avant sa coupure. Sur l’autre face, en revanche, c’est seulement sur la partie supérieure qu’on lit des lettres : ΗΛΛΙΜΟΣ, pour le dème d’Halimous, au sud-est d’Athènes. Et sur la partie inférieure, on lit quelque chose comme ΠΟΛ, qui peut être une abréviation pour ΠΟΛΕΤΕΣ « vendeur », l’une des charges attribuées par tirage au sort chaque année [Figure 7].
L’hypothèse de Mabel Lang est que ces plaques témoignent d’un processus de tirage au sort antérieur aux klèrôtèria décrits par Aristote, un processus qu’elle reconstitue ainsi. Dans chaque tribu, les dèmes présentent leurs candidats, probablement à la fois des volontaires et des citoyens désignés par leurs compagnons de dèmes (30), dans le sanctuaire de Thésée, le jour prévu pour le tirage au sort annuel des charges de magistrats. On a préparé des plaques du genre de celles qui ont été découvertes, à l’avance, par tribu, et par dèmes, en fonction de la représentation des dèmes pour chaque charge, puis on inscrit au hasard, sur la partie inférieure de certaines plaques, la mention de la charge à pourvoir, au prorata du nombre de postes à pourvoir. On distribue ensuite entre les représentants des dèmes les parties supérieures des plaques ; ceux-ci se présentent avec elles et sont alors choisis pour les charges en question ceux dont les morceaux s’adaptent à un morceau comportant l’indication de la charge.
Cette reconstitution est fragile ; elle présente néanmoins un grand intérêt, celui de suggérer que la technique du tirage au sort s’est peu à peu affinée au cours des cinquième et quatrième siècles. Une étape initiale, antérieure à celle que nous venons d’examiner, peut même être reconstituée en tenant compte du sens propre du verbe κυαμεύειν. Je reproduis à nouveau ici les hypothèses de Mabel Lang. Prenons l’exemple du Conseil des Cinq-Cents : tous les candidats à des charges se rassemblent au Theseion, tribu par tribu, le magistrat chargé de l’organisation du tirage appelle les représentants de chaque dème, annonce le nombre de sièges de bouleutes qui lui sont attribués, compte le nombre des candidats, met dans une urne autant de fèves blanches qu’il y a de postes, puis assez de fèves noires pour que le total corresponde au nombre des candidats, et fait tirer au sort chacun d’eux. Ce type de tirage au sort ne permettait pas de contrôler facilement l’appartenance au dème en question des citoyens, et on peut imaginer alors pourquoi Aristote dit, qu’ « auparavant », les dèmes « vendaient » parfois les charges (62). L’étape reconstituée par Mabel Lang aurait donc été une étape intermédiaire entre un tirage au sort anonyme par fèves et le tirage au sort totalement individualisé des klèrôtèria. Avec ces hypothèses, nous sommes allés, à ma connaissance du moins, aussi loin qu’il est possible d’aller dans la reconstitution des techniques du tirage au sort au sein de la démocratie athénienne (31).
Je ne voudrais pas en rester à cet aspect technique, mais poser aussi la question du sens que revêtait l’emploi du tirage au sort, une fois que, de procédé aristocratique ou oligarchique qu’il avait été, il fut devenu l’une des caractéristiques de la démocratie. Bien sûr, le tirage au sort avait un sens politique, que je vais brièvement caractériser. Mais on aurait tort, ou plutôt on a eu tort, de négliger pour cette raison la permanence de son sens religieux, un point que je voudrais faire apparaître en conclusion, à partir notamment des hésitations de Platon à son sujet.
Le sens politique peut à mon sens être envisagé de différentes façons. Il faut se placer d’abord, comme on le fait le plus souvent, du point de vue du régime dans son ensemble. Dans le régime démocratique, c’est « le peuple », et non tel ou tel individu, qui exerce les magistratures et commande, comme le disent très explicitement Otanès dans Hérodote, et Thésée dans les Suppliantes (32). Cet aspect de la rotation des magistrats a été bien étudié, notamment par J.W. Headlam (33), et encore par M. Hansen dans son livre magistral sur La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, qui a récemment été traduit aux éditions Les Belles Lettres, et il suffira ici de citer une excellente formule de Hansen : « Les Athéniens tiraient leurs magistrats au sort pour être sûrs qu’ils ne seraient pas les pilotes de l’Etat (...). Dans une démocratie, la volonté de limiter le pouvoir des magistrats s’associe avec celle de faire servir tout un chacun à son tour en qualité de magistrat » (34).
La même réalité peut aussi être considérée du point de vue de chaque citoyen athénien, et elle se présentait alors sous un aspect différent. Pour un pamphlétaire que les Anglo-Saxons appellent parfois le Vieil Oligarque, et dont la Constitution d’Athènes est conservée dans les œuvres de Xénophon, le tirage au sort est principalement le moyen pour le peuple de se répartir les indemnités (35). Cette vision intéressée du problème est très répandue. Prenons ici, bien qu’il concerne les héliastes des tribunaux et non les magistrats à proprement parler, un exemple grossissant, celui d’une comédie d’Aristophane, l’Assemblée des femmes, représentée probablement en 391, quand Praxagora expose à son mari Blépyros le nouveau régime qu’elle a réussi à installer. C’est un retour carnavalesque à l’âge d’or, mais qui se fait avec les instruments de la démocratie athénienne, « les klèrôtèria » (v. 681), dont il révèle ainsi le sens profond : la vraie démocratie, c’est la bombance par le tirage au sort. Les tribunaux deviennent des banquets d’hommes, une extension des « maisons d’hommes » si importantes dans la cité grecque. Les femmes réalisent ici, remarquons-le, un rêve d’hommes (v. 682-683) :
... κληρώσω πάντας, ἕως ἂν
εἰδὼς ὁ λαχὼν ἀπίῃ χαίρων ἐν ὁποίῳ γράμματι δειπνεῖ.
« Je les tirerai tous au sort, jusqu’à ce que chaque citoyen sache après tirage sous quelle lettre il dînera et s’en aille tout content ».
Aristophane fait ici une allusion à la répartition complexe des jurés athéniens en tribunaux désignés par des lettres (36). Ce tirage au sort exceptionnel répartit entre tous les Athéniens la nourriture, au lieu de sélectionner parmi eux qui exercera une charge. Personne n’est exclu, contrairement à ce qui se passe même dans les tribunaux athéniens (v. 687-690) :
… ὅτῳ δὲ τὸ γράμμα
μὴ ’ξελκυσθῇ καθ᾽ ὃ δειπνήσει, τούτους ἀπελῶσιν ἅπαντες.
Πρ. ἀλλ᾽ οὐκ ἔσται τοῦτο παρ᾽ ἡμῖν·
πᾶσι γὰρ ἄφθονα πάντα παρέξομεν.
« — Et ceux dont la lettre sous laquelle ils dîneront ne sera pas tirée, tout le monde les repoussera.
— Non, pas de ça chez nous, nous fournirons tout à tous en abondance ».
La réalisation de l’idée comique aux vers 834 et suiv. vérifie cette annonce. Maintenant, tous les citoyens sont invités au banquet public : le tirage au sort est vraiment égalitaire et distributif, et non plus sélectif...
ὦ πάντες ἀστοί, νῦν γὰρ οὕτω ταῦτ᾽ ἔχει,
χωρεῖτ᾽, ἐπείγεσθ᾽ εὐθὺ τῆς στρατηγίδος,
ὅπως ἂν ὑμῖν ἡ τύχη κληρουμένοις
φράσῃ καθ᾽ ἕκαστον ἄνδρ᾽ ὅποι δειπνήσετε.
« Vous tous, citoyens, il en est maintenant ainsi :
venez vite trouver la générale,
pour que, par tirage au sort, la fortune
vous indique à chacun à votre tour l’endroit où vous dînerez ! »
Voilà donc deux aspects un peu différents, collectif et individuel, du sens politique du tirage au sort. Est-ce à dire que ce sens politique soit le seul ? M. H. Hansen, dans son excellent livre sur la démocratie athénienne, écrit, contre Fustel de Coulanges : « Il n’y a pas une seule source fiable qui atteste franchement que le tirage au sort des magistrats ait eu à l’origine une valeur religieuse » (37). Sans me prononcer sur la question de l’origine, je voudrais suggérer qu’en pleine époque classique, la valeur religieuse du tirage au sort n’était pas abandonnée.
En traduisant par « allotment machine » le mot κληρωτήριον, Sterling Dow a très justement corrigé l’interprétation antérieure et il est désormais incontestable que le mot désigne un instrument pour le tirage au sort. Cependant, peut-être cette traduction va-t-elle un peu trop loin dans le sens d’une simple « machine », d’un simple procédé technique. Le tirage au sort des magistrats par les thesmothètes avait lieu « dans le sanctuaire de Thésée » (Eschine, III, 13). Dans la restitution des deux inscriptions qu’il a proposée, S. Dow ajoute aussi, on l’a vu, comme étant très vraisemblable, les mots « dans le sanctuaire », qui indiquent que les décrets honorifiques gravés sur les klèrôtèria seront disposés dans un espace consacré. Le complément beaucoup plus hypothétique des derniers éditeurs : « [qu’il l’installe dans l’enceinte sacrée où le tirage au sort a été effectué (]ίθη]) » va plus loin, et impliquerait qu’au deuxième siècle encore, on tirait au sort les bouleutes dans un temenos, qui pouvait ensuite recevoir des inscriptions honorifiques en l’honneur de ces bouleutes. On s’est demandé, dès la découverte, pourquoi une inscription honorifique était gravée sur un klèrôtèrion et non sur une stèle ordinaire. Sterling Dow évoque plusieurs hypothèses : on ne se servait plus de ces appareils, car le tirage au sort n’était plus pratiqué, et on réemployait les pierres à d’autres usages ; ou bien on continuait à tirer au sort, mais les appareils en question étaient abîmés, ou périmés. Pourquoi, cependant, si ces blocs n’étaient plus utilisés comme appareils à tirer au sort, préciser dans l’inscription honorifique qu’elle sera gravée sur un « klèrôtèrion en pierre » ? Le klèrôtèrion sur lequel figure l’inscription n° 221, tel qu’il est reconstitué par les archéologues, est un appareil à six colonnes, correspondant donc à un appareil utilisable pour le tirage au sort d’un Conseil à l’époque où Athènes a comporté douze tribus, et donc un appareil convenant au tirage des bouleutes honorés par l’inscription. Ces appareils n’avaient-ils pas une valeur sacrée tenant à l’usage qui en avait été fait, les rendant particulièrement aptes, de ce fait, à recevoir des inscriptions honorifiques ? Un cas fort semblable d’utilisation de ces appareils (brièvement évoqué par S. Dow lui-même dans son article d’Hesperia, p. 215 n. 1), me paraît fourni par une inscription fameuse (38), qui a longtemps fourni la seule attestation épigraphique du mot klèrôtèrion, un traité de sympolitie entre Milet et Smyrne (circa 245-243), qui prévoit les modalités d’une réorganisation du corps civique à Smyrne et l’inscription par tirage au sort des nouveaux citoyens dans les phratries existantes ; or le texte dit que le résultat du tirage au sort devra être gravé sur les klèrôtèria. Comme le dit justement S. Dow, « Il est clair que les noms tirés au sort devront être inscrits sur les machines qui ont servi pour le tirage ».
Ces remarques sur le sens des inscriptions gravées sur des appareils à tirer au sort vont dans le même sens que des observations récemment présentées à M. Hansen par un savant qui souligne l’allure de cérémonial que devaient avoir ces longues heures passées à tirer au sort entre citoyens, leur allure « rituelle » (39). Elles peuvent, je crois, être renforcées par l’examen de certaines discussions anciennes sur le rôle du tirage au sort. Je ne prendrai qu’un exemple à l’appui de ces hypothèses sur le maintien du sens religieux du tirage au sort, même en matière politique, dans l’Athènes classique et hellénistique, celui de Platon, dont les hésitations sont particulièrement intéressantes.
Le même Platon qui identifie, comme on l’a vu, démocratie et tirage au sort, non sans ironie et dédain, dans le livre VIII de la République, dresse dans les Lois une liste des titres unanimement reconnus comme ouvrant un droit à l’exercice du pouvoir. Il y en a sept (III, 689e). La progression, décrite comme une « succession », est à la fois généalogique et logique. Elle passe, comme ailleurs dans le même livre, de la famille à la cité. On commence par trois titres qui reposent sur l’antériorité de la naissance : le pouvoir exercé par les parents sur leurs enfants, par les nobles sur les gens sans naissance, par les anciens sur les jeunes. Un changement de perspective (αὖ) apparaît avec le passage au quatrième et au cinquième mode de commande- ment, qui reposent sur la nécessité que représente la force : il s’agit en effet du pouvoir du maître sur les esclaves et du pouvoir des forts sur les faibles. Le lien n’est pas indiqué, mais il est implicite. On se souvient des remarques de Calliclès sur l’asservissement des forts par les faibles dans le Gorgias. Et justement, Platon se situe ici dans la perspective d’une fameuse citation de Pindare, reprise par la sophistique et par Calliclès. La catégorie suivante est explicitement opposée à la précédente, par le biais d’une apostrophe ironique à Pindare lui-même : le sixième titre à exercer un commandement est le savoir ; ce titre, dit l’Athénien des Lois, ne repose pas, lui, sur la violence et c’est véritablement un titre naturel à exercer le pouvoir, un titre qui correspond aussi au « pouvoir de la loi sur des gens qui l’acceptent ». Platon, semble-t-il, assimile ici le philosophe-roi de la République et la construction des lois des Lois, d’une façon qui devrait être prise en considération dans l’examen de la question très controversée du rapport entre les deux œuvres. Vient enfin le dernier titre à exercer le pouvoir, le septième (un chiffre qui a, bien sûr, une valeur particulière) :
ΑΘ. Θεοφιλῆ δέ γε καὶ εὐτυχῆ τινα λέγοντες ἑϐδόμην ἀρχήν, εἰς κλῆρόν τινα προάγομεν, καὶ λαχόντα μὲν ἄρχειν, δυσκληροῦντα δὲ ἀπιόντα ἄρχεσθαι τὸ δικαιότατον εἶναί φαμεν. ΚΛ. Ἀληθέστατα λέγεις.
« En mentionnant un septième mode de commandement, que les dieux aiment et qui repose sur la bonne fortune, nous en venons à ce qu’on appelle lot du sort ; quand on l’obtient, on commande, quand on fait un mauvais tirage, on s’en va et on obéit : voilà, disons-nous, ce qu’il y a de plus juste ».
La phrase, en grec, est un peu alambiquée. Mais elle vient incontestablement au terme d’une gradation, marquée par l’intervention de la nécessité et de l’universalité pour le cinquième titre à commander, puis de « la plus grande réputation » pour le sixième et enfin du pouvoir « ami des dieux » pour le tirage au sort. Le tirage au sort, qui est caractérisé comme typique de la démocratie dans la République, est manifestement ici, au terme de cette gradation, l’objet d’éloges, et il apparaît avant tout comme le choix des dieux, même si une cascade de particules de liaison et d’indéfinis suggère la réticence de l’Athénien aux propos qu’il est en train de tenir.
Or, le même Athénien, plus loin, dans le livre VI des Lois, adopte une position fort différente, lorsqu’il s’agit, cette fois, de décider concrètement comment on choisira les conseillers de la cité des Magnètes, et il propose alors une distinction bien connue entre deux sortes d’égalité (757b1-6) :
Δυοῖν γὰρ ἰσοτήτοιν οὔσαιν, ὁμωνύμοιν μέν, ἔργῳ δὲ εἰς πολλὰ σχεδὸν ἐναντίαιν, τὴν μὲν ἑτέραν εἰς τὰς τιμὰς πᾶσα πόλις ἱκανὴ παραγαγεῖν καὶ πᾶς νομοθέτης, τὴν μέτρῳ ἴσην καὶ σταθμῷ καὶ ἀριθμῷ, κλήρῳ ἀπευθύνων εἰς τὰς διανομὰς αὐτήν· τὴν δὲ ἀληθεστάτην καὶ ἀρίστην ἰσότητα οὐκέτι ῥᾴδιον παντὶ ἰδεῖν. Διὸς γὰρ δὴ κρίσις ἐστί.
« Les deux égalités qui existent ont le même nom, mais sont en fait à peu près contraires en tout point : la première, n’importe quelle cité, n’importe quel législateur peuvent l’employer pour les honneurs, l’égalité en mesure, en poids et en nombre, en la dirigeant par le sort pour les répartitions ; la plus véritable et la meilleure égalité, en revanche, ce n’est plus à tout un chacun de la voir. Elle relève du jugement de Zeus ».
Cette fois, le septième et dernier mode de commandement, attribué par le sort, que décrit Platon au livre III, ne vaut en réalité plus grand-chose. Il est trop facile et trop arithmétique. Le jugement de Zeus, ce n’est plus le sort, mais c’est le respect de l’égalité dite géométrique, qui est proportionnelle aux capacités, c’est-à-dire en particulier à la richesse, de chacun. Cependant, même ce passage, si on le lit au-delà de ces quelques lignes, va dans le même sens que celui du livre III. Platon, en effet, reconnaissant que l’on ne peut échapper à une certaine dose de tirage au sort si l’on veut éviter l’hostilité du peuple, recommande ensuite qu’on prie la divinité pour qu’elle fasse du tirage au sort, autant que possible, un moyen juste de répartir les charges (757e2-758a2) :
Διὸ τῷ τοῦ κλήρου ἴσῳ ἀνάγκη προσχρήσασθαι δυσκολίας τῶν πολλῶν ἕνεκα, θεὸν καὶ ἀγαθὴν τύχην καὶ τότε ἐν εὐχαῖς ἐπικαλουμένους ἀπορθοῦν αὐτοὺς τὸν κλῆρον πρὸς τὸ δικαιότατον. οὕτω δὴ χρηστέον ἀναγκαίως μὲν τοῖν ἰσοτήτοιν ἀμφοῖν, ὡς δ᾽ ὅτι μάλιστα ἐπ᾽ ὀλιγίστοις τῇ ἑτέρᾳ, τῇ τῆς τύχης δεομένῃ.
« C’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser l’égalité du tirage au sort pour éviter l’hostilité du grand nombre, en demandant quant à nous à la divinité et à la bonne fortune, dans ce cas aussi, de redresser le sort dans le sens de la plus haute justice ; c’est ainsi qu’il faut utiliser nécessairement à la fois les deux sortes d’égalité, tout en limitant au minimum l’emploi de la seconde, qui utilise la fortune ».
Ici encore, Platon est manifestement réservé à l’égard de l’efficacité de l’intervention de la divinité pour redresser le tirage au sort, mais il se réfère évidemment à des prières accompagnant le recours au tirage au sort en matière politique. Ces textes de Platon suffisent, je pense, à caractériser les deux aspects du tirage au sort à Athènes en matière politique. Cette institution est évidemment démocratique, et donc, pour Platon, à la fois condamnable et d’une certaine façon inévitable, en raison de la pression exercée dans la Grèce de son temps par les masses populaires. Mais elle conserve aussi le prestige de son caractère tout aussi évidemment religieux, qui permet de rendre acceptable, même du point de vue platonicien, l’intégration d’une petite dose, il est vrai minime et toute symbolique, dans le choix des magistrats de la cité des Lois.
Ces hésitations de Platon permettent de comprendre que l’institution du tirage au sort en politique ait subsisté bien après l’époque classique, et par-delà les vicissitudes politiques d’Athènes. Il est très difficile de savoir quand et pourquoi Athènes y a renoncé. De toute façon, on le sait, la démocratie athénienne ne s’arrête pas, bien sûr, avec la bataille de Chéronée. Christian Habicht l’a rappelé avec autorité dans son beau livre sur l’Athènes hellénistique qui a récemment été traduit en français aux éditions des Belles Lettres par Martine et Denis Knoepfler, et je ne peux faire mieux que citer un extrait de son introduction : « Le fonctionnement de la justice et des cultes publics, l’entretien de la ville, les finances et toutes les autres branches de l’administration restèrent l’affaire des seuls citoyens (...). L’Assemblée du peuple se réunissait au minimum 36 fois par année, et le Conseil, chaque jour, excepté lors des fêtes les plus importantes. La liste des jurés, mise à jour chaque année, contenait, avant comme après Chéronée, les noms de 6 000 citoyens parmi lesquels on tirait au sort, de cas en cas, les participants aux diverses cours de justice, parfois plus de 1500 pour un seul tribunal » (40). Ce serait une autre histoire que d’essayer d’évaluer les heurs et malheurs du tirage au sort dans l’Athènes hellénistique, selon les orientations plus ou moins oligarchiques, plus ou moins démocratiques, des régimes successifs. Évoquons seulement une inscription, qui se situe chronologiquement, du point de vue de l’helléniste classique, très tard, puisqu’elle date probablement du premier siècle avant notre ère, sans qu’on puisse dire avec certitude si elle antérieure ou postérieure à la prise d’Athènes par Sylla. Cette inscription, publiée en 1971, est extrêmement discutée : selon les uns, elle commente une révolution démocratique, et, selon les autres, une restauration oligarchique... Il est impossible de trancher. Mais l’essentiel, pour la question du tirage au sort, est qu’elle présente, — cela du moins est indubitable —, dans deux lignes consécutives, une mention de la démocratie (l. 7, ἐν δημοκρατίαι κ[) et du tirage au sort (mais aussi de l’élection) (l. 8, τῶν κλήρωι καὶ χε[ιρτονίαι ἐκλεγομένων...]) ; et la mention du tirage au sort de certaines charges ou des charges tirées au sort est répétée 1. 11, τὰς δὲ κληρωτὰς[, 1. 21, τὰς κληρ[ω]τὰς ἀρχάς, et 1. 24, κληρωτή (41). Quel qu’ait été le sens de la démocratie en question, qu’elle ait été ou non plus nominale que réelle, il est frappant de voir ainsi évoquée, à une date aussi tardive du point de vue de l’helléniste classique, le lien entre démocratie et tirage au sort. Et c’est pourquoi sont ici reproduites les deux lignes où ce lien est resté inscrit jusqu’à nos jours dans le marbre de l’Attique [Figure 8] (42).