Notes
- 1. L’homme qui aimait les femmes, Librio, 1977, p.71.
- Op.cit.p.10
- Op.cit.p.9
- Op.cit.p.16
- Op.cit.p.17
- Op.cit.p.26
- Op.cit.p.31
- Op.cit.p.20
- Op.cit.p.52
- Op.cit.p.28.
- Op.cit.p.5
- Op .cit.p.46
- Op .cit.p.54
- Op.cit.p.66
- Op.cit.p.25
- Anne GILLAIN, François Truffaut ou le secret perdu, Paris, Ramsay, 1989.
- Op.cit.p.71
- Op.cit.p.72
L’éditrice de Bertrand Morane, notre héros, lui dit « Je m’en suis rendu compte en lisant votre livre : vous n’êtes pas un Casanova, vous n’êtes pas un don Juan »1. Nous savons bien que les deux noms ne sont pas équivalents, et Bertrand Morane a quelques traits –que nous laisserons de côté faute de temps – du grand Casanova, en particulier sa bienveillance vis-à-vis du beau sexe. En revanche, nous pouvons nous inscrire en faux lorsqu’elle affirme qu’il n’est pas un don Juan : elle le définit comme « un tordu qui le sait », c’est simplement un homme, peut être mais pas si simple. Truffaut, qui signe là un de ses meilleurs films, a fait en sorte qu’on y pense sans cesse, même s’il a joué sur les invariants du mythe. Et il offre une version bien à lui de cette figure que nous aimons toutes. Car si Don Juan est un homme qui aimait les femmes, les femmes aiment don Juan, surtout quand il prend les apparences de Bertrand Morane – Charles Denner.
Le scénario a été écrit par François Truffaut, Suzanne Schiffman, et Michel Fermaud pour l’acteur que Truffaut assure, dans l’avant-propos de l’édition du scénario, de son admiration : la malice est qu’on peut se demander si Charles Denner lui-même était un don juan et si l’admiration de Truffaut va à son talent d’acteur ou à sa séduction. Nous n’en saurons rien, et l’ambiguïté elle-même est un plaisir. Denner a remporté le César du meilleur acteur en 1978, mais le film a déchaîné les foudres féministes à sa sortie, une critique de Pariscope qualifia même le film d'« inventaire de pièces détachées exhibant des veaux (les bonnes femmes) par pièces de quatorze »! Au générique de fin, des jambes de femmes déambulent devant une rangée de livres, ce plan résume ce film où Truffaut allie amour des mots et des femmes. Et la phrase magique du film reste :
« Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie »2.
Nous tenterons une analyse de la transposition du mythe, et d’abord du nom du héros. Le nom même du héros de Truffaut est en écho de Bob Morane. Bob Morane est le héros d’une série d’aventures, créé par un auteur belge sous le pseudonyme d’Henti Vernes, qui cultive avec une galanterie du temps passé et une grande fidélité un certain nombre d'amitiés féminines. Bob a un grand amour romantique de sa vie,Tania Orloff, la nièce de l’Ombre Jaune, qui fait d’eux une sorte de couple à la Roméo et Juliette à jamais séparés par l’oncle de cette dernière auquel tous deux sont opposés, mais que la nièce respecte, mais il est aussi très attaché à Miss Ylang Ylang, aussi capiteuse que le parfum du même nom…Si la totalité de ces relations sont tendres ou condescendantes et toujours intégralement chastes, elles laissent deviner le goût de Morane pour le sexe faible : Bob Morane est un homme qui aime les femmes, et le nom de Bertrand est bien choisi. Bertrand semble l’inverse de Bob Morane, son image inversée dans le miroir de l’existence, rien d’aventureux dans sa vie d’ingénieur, si ce n’est justement sa vie amoureuse, qui n’a rien de chaste.
Le film de Truffaut nous montre dès le début l’enterrement de Bertrand Morane, à Montpellier où vivait le héros, ville réputée pour être la ville de France où les femmes sont les plus belles : l’étymologie la plus probable de Montpellier est Monspitellarius le mont des épices, mais l’étymologie fantasmée est mons puellarum, le Mont des Jeunes filles…lieu rêvé pour y loger Don Juan. Nous savons d’emblée qu’il n’y a pas de fin surnaturelle, pas de flammes de l’enfer. Mais à cette occasion « on ne voit pas un homme, uniquement des femmes, rien que des femmes »3. Contre toute vraisemblance – on sait donc qu’on est dans une sorte de fable plus que dans une comédie contemporaine – Bertrand est accompagné à sa dernière demeure par toutes les femmes que nous allons voir par la suite, dans le récit rétrospectif. Ce n’est pas le premier Don Juan que l’on voit entouré de ses conquêtes, on se souvient bien sûr, du Don Juan de Lenau, qui reçoit femmes et enfants avant de se laisser tuer en duel.
Le récit des aventures donjuanesques est fait par Bertrand lui-même, puisqu’il se met en tête d’écrire un livre pour chercher à ne pas oublier ses conquêtes, et chercher à comprendre ce qui le tient. Avatar de la liste - mais tenue par Don Juan lui-même - qui a gagné ses lettres de noblesse en devenant un livre, même s’il n’est pas très bon, et doit être chaleureusement défendu par Geneviève pour le faire publier. Pas de valet, mais une jeune femme dévouée au nouvel écrivain, qui ne tarde pas à tomber dans ses bras, du reste, mais en se gardant une marge de liberté. Bertrand n’a plus de fidèle compagnon, de témoin privilégié, il est vraiment seul, et cela fait sa faiblesse et son charme.
Les femmes de Bertrand, on apprend à les connaître chemin faisant, et comme dans les récits traditionnels, Bertrand ne connaît plus que des échecs : il cherche à retrouver une femme qui a de belles jambes mais qu’il n’a vu que de dos, et ne trouve que sa cousine :
« Marianne, ma cousine, c’est elle que vous avez vue dans les rues de Montpellier. C’est vrai qu’elle a un corps extraordinaire. Malheureusement, elle était seulement de passage, elle vit avec un Canadien, elle habite Montréal, elle est dans l’avion en ce moment. »4
Bertrand se console immédiatement avec une jeune fille qui lui a donné un renseignement le matin même, Bernadette, et qui ne se montre pas farouche.
La séduction de Bertrand est bien celle de Don Juan, immédiate et instinctive : « Je crois que ce doit être difficile de vous refuser quelque chose. Vous avez une façon spéciale de demander. C’est comme si votre vie en dépendait. »5 Bertrand a une soif de conquête insatiable, comme son « modèle » : « …je ne suis jamais déçu parce que celles qui sont belles de dos et moches de face me donnent une sensation de soulagement, puisque, malheureusement, il n’est pas question de les avoir toutes »!6 Bertrand dit à Bernadette qu’il déteste le dragueurs (mais il a ses recettes tout de même, le feu de bois, par exemple, car « elles adorent toutes le feu de bois »!7) et que son air « inquiet » n’est pas joué, Bernadette veut bien l’admettre, elle semble très peu attachée à lui, après tout, « personne n’est obligé, hein, on est libre ». C’est avec un brin de mélancolie que Bertrand note « oui, on est libre ». Ce qui est certain, c’est que Bernadette l’est. Mais l’est-il, lui qui cherche à savoir pourquoi il agit ainsi ? Il est en permanence inquiet à l’idée de manquer de femmes :« Il faut stocker pour l’hiver, poser des collets, lancer des cannes à pêche, prendre des options »8. Même les petites filles ont à garder en mémoire, « une option sur l’avenir. On ne sait jamais. »9 L’horreur de la vision du bonheur des autres en couple, comme le Don Juan de Molière qui déteste les deux fiancés qui ont l’air de si bien s’entendre, est aussi présent chez lui : Bertrand n’aime pas les mariages, il est de mauvaise humeur, et joue le prophète de mauvais augure : « En voilà deux qui croient au Père Noël. Aujourd’hui c’est le grand amour mais dans sept ans elle foutra le camp avec un type ou alors c’est lui qui prendra une fille plus jeune…la jolie maison sera vendue, et les enfants dispersés. »10
Ensuite, il y a Aurore, la voix qui le réveille le matin au téléphone. Cette Aurore est son fantasme, il voudrait obtenir un rendez-vous, mais il ne la verra jamais que de dos. Elle domine la situation, prend l’initiative de raccrocher, ne se laisse pas faire. Une nuit, pourtant, elle viendra à son domicile gratter à sa porte mais il ne l’entendra pas, et c’est une silhouette de mère de famille qu’il apercevra de loin. L’échec suivant est drôle, Hélène, une de ses amies de son âge, le refuse parce qu’elle n’aime que les garçons plus jeunes qu’elle : Bertrand est troublé c’est là qu’il décide d’écrire son livre. Ce n’est pas son premier échec, mais c’est « le plus inattendu », car une femme de son âge – qui devrait donc être flattée qu’un homme la regarde et la désire au lieu de chercher des femmes plus jeunes que lui – « l’envoie balader ». La naïveté de Bertrand est ici patente : Don Juan est sûr de son charme et présente son ordinaire comme une merveille, comment peut-on le refuser ? Une femme n’est-elle pas censé être reconnaissante de susciter le désir masculin ? Lorsque Fabienne le quitte parce qu’elle souffre déjà de sa désinvolture, elle analyse clairement son comportement : il n’aime personne (ce qui est corroboré par le paragraphe de Bettelheim mis au début du cinéroman :il faut pouvoir « aimer et pas simplement être aimé »11.Et les échecs s’accumulent, même la jeune femme qui tape son manuscrit ne supporte pas cette lecture et le quitte…Le personnage le plus haut en couleur, le plus drôle, est celui de Delphine, « grande amoureuse de mauvaise foi », un rien nymphomane, qui attire Bertrand parce qu’elle est « toutes les femmes à la fois »12. Après avoir tiré sur son mari pour le tuer, et vivre avec Bertrand, sans toutefois réussir, elle se retrouve en prison. Bertrand, comme Don Juan, peut rendre les femmes folles. Mais elle aussi se détache de lui, et, après avoir passé une nuit avec lui et une autre jeune fille, elle déclare :« C’est merveilleux de ne plus être jalouse »13, ce qui signifie bien qu’elle ne tient plus à lui…
D’une certaine façon, ce Don Juan là est romantique : il a aimé et souffert, on l’apprend quand on fait la connaissance de Véra, la seule femme qu’il ait aimée à en être désespéré. La rencontre n’est pas sans similitude avec le retour d’Elvire dans la vie de Don Juan ou de Don Giovanni, à ceci près que Véra a suscité un attachement de la part de Bertrand : on apprend qu’il a souffert, qu’il a dû se soigner de son chagrin d’amour : « l’idée que les histoires d’amour qui finissent mal peuvent se guérir avec de la pharmacie, c’est amusant. »14 Et il refuse l’amitié de celle avec qui il a vécu, qu’il a aimée. On ne sait pas au juste pourquoi ils se sont quittés, peut être parce que Don Juan ne sait pas vivre autrement que seul, ce qui est répété souvent par Bertrand.
Chez Truffaut, l'amour des femmes fait toujours resurgir la figure originelle, et cruellement absente, de la mère. Cette blessure donne une humanité particulière à ses conquêtes, et amorce une explication qu’on ne trouve pas dans le mythe classique. Et parce qu’on est dans les années 70, l’explication psychanalytique, avec une certaine malice là aussi, surgit. On l’a ainsi analysé, chacun des récits de Truffaut est le lieu d'une double lecture et projette simultanément deux histoires : l'une, réaliste, obéissant aux règles logiques d'un enchaînement narratif classique (histoire d'amour, chronique d'enfance ou intrigue policière); l'autre, fantasmatique, projection d'un vécu personnel où le fils tente de comprendre son rapport avec sa mère. La mère de Don Juan, comment peut-elle être ? Désespérée, comme c’est le cas de la mère du Don Juan de Molière ? Celle de Bertrand est aguicheuse, elle a des amants et se soucie fort peu de son fils. Mieux, elle barre le désir en déclarant de la première petite conquête du fils : « Qu’est-ce que c’est que cette petite dinde aux fesses plates ? »15 Bertrand n’a pas été aimé, sa mère l’ignore, regrette de l’avoir eu, elle se promène à demie nue devant lui plus pour se prouver à elle-même qu’il n’existe pas plutôt que par provocation. Tout ce qu’il cherche, c’est l’amour perdu de la mère ? L’amour quelle n’a jamais su lui donner ? La femme qui la remplacerait et serait la mère qu’il a tant désiré ? Etait-ce Véra, au nom bien symbolique ? On peut le croire puisque Bertrand dit à l’éditrice que tout le livre est écrit à cause d’une femme précise qui n’est même pas nommée : certes, Véra est la seule « vraie », celle qui se détache de lui avec force et marque la fin du règne de Don Juan.
Le scénario a cela d’original qu’il insère un roman à l’intérieur même du film. « Nous avons un roman dans le film », écrit Truffaut dans son Avant-propos. Don Juan est traditionnellement un personnage de théâtre, son passage au cinéma ne pose pas de problème générique. En revanche, un récit fait par lui à la première personne est une innovation, car on sait ce que pense et ressent le personnage : dès lors l’implication du spectateur est très différente, le « transfert » beaucoup plus aisé, et le personnage gagne en force et en proximité. Mais cela pose la question de la psyché donjuanesque : faut-il vraiment savoir ce qui se passe dans son esprit ? Le mythe s’en trouve bien sûr fortement attaqué. Mais le montage du film de Truffaut règle en partie la question. Pour ce qui concerne la narration16, lisons ce qu’écrit Anne Gillain :
« La narration a pour objet de paralyser le conscient et on a l'émotion, tout en nourrissant l'inconscient et on a le plaisir. La construction soigneuse de ses scénarios a pour objet de laisser sans cesse en suspens des questions clairement formulées qui absorbent toute l'attention du spectateur. La fragmentation spatio-temporelle de scènes que soudent rarement des relations de cause à effet et la multiplication des micro récits atomisent le récit en mosaïque retardant le moment où il se constitue en histoire ; l'accumulation des informations dans un même fragment embouteille le système perceptif; des techniques comme la voix off, qui crée une tension entre l'image et la parole, ou la surimpression, qui brouille les référents iconiques, viennent parasiter une information directe. Tous ces procédés freinent la coulée du récit, paralysent la réflexion et suspendent le cours du rationnel en interdisant une interprétation immédiate du matériel. Ils mobilisent aussi puissamment l'appareil perceptif du spectateur rivé dans son fauteuil et à l'affût d'une solution que la limpidité presque suspecte de chaque détail l'autorise toujours à espérer. »
L'histoire est en effet déstructurée, pas d'ordre chronologique, c'est l'ordre des souvenirs qui reviennent ; souvenirs ravivés par un mot ou une image. Le film est organisé comme une série de petites séquences qui présente à chaque fois une femme. La seule femme dont on parlera tout le long du film sera Aurore, l'employée des PTT chargée du service du réveil et que l'on verra, par les yeux de Bertrand, de dos, de loin et avec ses enfants. Les dialogues représentent 75% de l'œuvre de ce film de Truffaut. Morane s'adresse à l'auditoire et en même temps à lui-même à travers de nombreuses voix off. La fragmentation, le brouillage permettent de donner du flou au personnage et empêchent le spectateur de « tout comprendre » de façon immédiate.
La mort de Bertrand sera connue à la fin et donne le sens de tout le reste. Loin d’être écrasé par un envoyé du Ciel, Bertrand meurt accidentellement, renversé par une voiture alors qu’il suit une femme comme il a coutume de le faire, affolé à l’idée d’être seul, alors qu’il a dit aimer la solitude, désemparé, laissé pour compte par toutes celles qui ne répondent pas à ses appels. Emmené à l’hôpital mourant, il sera tué par son désir, parce qu’il fantasme, une dernière fois sur l’infirmière… On voit se profiler le sens de tout cela : les femmes sont désormais bien libres. Elles aiment comme elles veulent, les hommes qui leurs plaisent, elles choisissent de faire l’amour comme un homme, sans lendemain, pour le plaisir, elles savent où est leur désir et ne sont pas soumises au désir de l’homme. La conversation qu’il a avec Geneviève à la fin du récit lève le voile. Bertrand ne veut pas de relations « copain-copain » comme il le dit lui-même, il tient, on l’a compris, à garder la main – si on peut se permettre le jeu de mots. D’autant que tout cela est de l’ordre du jeu « Simplement on est en train de changer les règles du jeu », dit Geneviève « et ce qui va disparaître en premier ce sont les rapports de force. On jouera toujours mais à égalité »Le discours est bien celui des années 70 : on sait bien aujourd’hui que tous les rapports sont toujours des rapports de force, et que le pouvoir masculin n’a pas reculé tant que cela surtout dans les affaires de désir. Combien d’homme supportent le désir exprimé de la femme, la perte de la « chasse », combien supportent d’être la proie plutôt que le chasseur ? la question reste ouverte, mais les femmes sont bien placées pour savoir qu’on est loin d’un « jeu à égalité »17 parce que ce qui est en question, c’est le désir, et que ce désir fonctionne selon des lois qui ne varient pas avec les faits de société si facilement. Geneviève explique son désir à Bertrand, et ce n’es pas sans doute ce qu’elle fait de plus habile pour susciter le sien. Elle se sert même de la triangulation du désir ( !) pour expliquer le sien.18