Voir aussi sur Odysseum :
LLCA (latin) – LCA (grec)
2019-2020
Préambule
J’aimerais tout d’abord adresser mes sincères remerciements à M. Sylvain Perrot ainsi qu’à Mme Delphine Viellard pour leurs remarques précieuses et leur intérêt pour mon travail.
Si l’on fait abstraction de la réflexion préalable au travail rédigé, tout commence alors avec l’élaboration du corpus : des extraits des littératures grecque, latine et germanophone choisis pour leur pertinence et pour la façon dont les auteurs interprètent le fameux mythe des Sirènes. J’ai, de plus, eu l’occasion de faire un triptyque (textuel, pour ma part), car je suis, en parallèle, l’option LCA en grec.
Si les textes ne sont pas présentés dans l’ordre chronologique, c’est bien parce que j’ai trouvé plus approprié de commencer par HOMÈRE, ensuite KAFKA, puis OVIDE. KAFKA s’inspire en effet directement de l’œuvre du poète grec, et lorsqu’il prend le contrepied du récit d’HOMÈRE, son récit est logiquement plus proche de celui de ce dernier que ne l’est celui d’OVIDE. C’est donc par pertinence que j’ai choisi cet ordre ; le Sulmonien, effectivement, apporte une toute autre vision des Sirènes que les deux autres auteurs, et c’est pourquoi les extraits de ses œuvres sont placés en dernier.
Par ailleurs, par souci de lisibilité et de fluidité du propos, les citations en langue source sont insérées en bas de page ; je me suis permis d’y omettre les guillemets et la ponctuation lorsque cela n’altère pas le sens d’origine, et d’écrire celles en allemand et en latin en italique. Les citations grecques proviennent alors de l’Odyssée (sauf indication contraire), les allemandes du texte kafkaïen et les latines des différentes œuvres d’OVIDE (cf. Introduction ; L’art d’aimer est ici abrégé par A. A., Les Métamorphoses par M. et Les Pontiques par Pont.). Lorsqu’il s’agit des citations d’œuvres poétiques, les vers sont cités.
En outre, comme tous ces auteurs écrivent le nom des Sirènes avec une majuscule, j’ai décidé de faire de même dans les traductions ainsi que dans l’analyse ⎯ même si les noms allemands requièrent toujours une majuscule, KAFKA puise son inspiration chez HOMÈRE, qui, lui, attribue une majuscule aux Sirènes ; j’ai donc opté pour cette orthographe-ci.
J’ai choisi, en définitive, de procéder à un commentaire plutôt linéaire dans son ensemble, afin d’analyser le plus possible l’intégralité des extraits sélectionnés, extraits que j’ai retraduits.
Corpus
HOMÈRE, L’Odyssée
Les Sirènes, Charybde et Skylla (XII)
Tu arriveras d’abord jusqu’aux Sirènes, celles qui charment tous les mortels lorsque quiconque arrive près d’elles, s’approche par ignorance et entend leur timbre de voix. [...]
Mais les Sirènes, de leur chant mélodieux, le charment, demeurant dans leur pré, entourées d’ossements et d’une multitude d’hommes putréfiés, où les chairs se consument. [...]
ULYSSE. ⎯ Circé conseille avant tout d’échapper au timbre des Sirènes à la voix divine et à leur pré fleuri ; elle avait conseillé que je sois le seul à entendre leur voix ; mais attachez-moi avec des liens robustes, afin que je reste immobile, [...].
Nous avançons à toute vitesse, mais le vaisseau qui navigue rapidement sur la mer, alors qu’il s’élance, ne manque pas d’être remarqué par les Sirènes, qui composent alors un chant mélodieux :
LE CHŒUR. ⎯ Viens, viens ici ! fameux Ulysse, grande gloire des Achéens !... Arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Car, de toute manière, personne avec un noir vaisseau ne nous a dépassées, avant d’avoir entendu la douce voix qui s’échappe de nos bouches. [...]
C’est ainsi qu’elles parlaient : elles projetaient leur belle voix ; aussi mon cœur désirait écouter.
ΟΜΗΡΟΥ ΠΟΙΗΣΙΣ, ΟΔΥΣΣΕΙΑ
ΤΑ ΠΕΡΙ ΣΕΙΡΗΝΑΣ ΚΑΙ ΣΚΥΛΛΑΝ ΚΑΙ ΧΑΡΥΔΕΙΝ (μ)
ΧΙΡ. ⎯ Σειρῆνας μὲν πρῶτον ἀφίξεαι, αἵ ῥά τε πάντας 39
ἀνθρώπους θέλγουσιν, ὅτε σφεας εἰσαφίκηται 40
ὅς τις ἀιδρείῃ πελάσῃ καὶ φθόγγον ἀκούσῃ
Σειρήνων. [...]
ἀλλά ἑ Σειρῆνες λιγυρῇ θέλγουσιν ἀοιδῇ, 44
ἥμεναι ἐν λειμῶνι· πολὺς δ᾽ ἀμφ᾽ ὀστεόφιν θὶς 45
ἀνδρῶν πυθομένων· περὶ δὲ ῥινοὶ μινύθουσιν.
[...]
ΟΔΥ. ⎯ Σειρήνων μὲν πρῶτον ἀνώγει θεσπεσιάων 158
φθόγγον ἀλεύασθαι καὶ λειμῶν᾽ ἀνθεμόεντα,
Οἶον ἔμ᾽ ἠνώγει ὄπ᾽ ἀκουέμεν· ἀλλά με δεσμῷ 160
δήσατ᾽ ἐν ἀργαλέῳ, ὄφρ᾽ ἔμπεδον αὐτόθι μίμνω, [...].
ῥίμφα διώκοντες, τὰς δ᾽ οὐ λάθεν ὠκύαλος νηῦς 182
ἐγγύθεν ὀρνυμένη, λιγυρὴν δ᾽ ἔντυνον ἀοιδήν·
ΧΟΡ. ⎯ Δεῦρ᾽ ἄγ᾽ ἰών, πολύαιν᾽ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν,
νῆα κατάστησον, ἵνα νωιτέρην ὄπ’ ἀκούσῃς. 185
Οὐ γάρ πώ τις τῇδε παρήλασε νηὶ μελαίνῃ,
πρίν γ᾽ ἡμέων μελίγηρυν ἀπὸ στομάτων ὄπ᾽ ἀκοῦσαι, [...].
Ὣς φάσαν ἱεῖσαι ὄπα κάλλιμον· αὐτὰρ ἐμὸν κῆρ 192
ἤθελ᾽ ἀκουέμεναι,
KAFKA, Le silence des Sirènes
Le chant des sirènes pénétrait tout, et la passion de ceux qui ont été séduits aurait désagrégé plus que des chaînes et un mât. [...]
Ceci étant, les sirènes ont une arme encore plus épouvantable que le chant, à savoir leur silence. Cela ne s’est pas encore produit, mais c’est peut-être envisageable que quelqu’un se soit sauvé de leur chant, mais certainement pas de leur silence. [...]
Et, de fait, lorsqu’Ulysse arriva, les chanteuses imposantes ne chantaient pas, que ce soit parce qu’elles crurent le silence capable de venir à bout de cet ennemi-là, ou parce que la vue de l’eudémonie dans le visage d’Ulysse, qui ne pensait à rien d’autre qu’à de la cire et des chaînes, leur fit oublier n’importe quel chant.
Mais Ulysse, pour ainsi dire, n’entendait pas leur silence, il croyait qu’elles chantaient, et que lui seul était préservé de les entendre. Il entraperçut d’abord la virevolte de leur cou, leur respiration profonde, leurs yeux plein de larmes, leur bouche à moitié ouverte, mais il croyait que ceci appartenait aux airs qui, inécoutés, s’effaçaient peu à peu [...], et à l’instant même où il fut le plus proche d’elles, il ne savait plus rien d’elles.
KAFKA, Das Schweigen der Sirenen
Der Sang der Sirenen durchdrang alles, und die Leidenschaft der Verführten hätte mehr als Ketten und Mast gesprengt. […]
Nun haben aber die Sirenen eine noch schrecklichere Waffe als den Gesang, nämlich ihr Schweigen. Es ist zwar nicht geschehen, aber vielleicht denkbar, daß sich jemand vor ihrem Gesang gerettet hätte, vor ihrem Schweigen gewiß nicht. […]
Und tatsächlich sangen, als Odysseus kam, die gewaltigen Sängerinnen nicht, sei es, daß sie glaubten, diesem Gegner könne nur noch das Schweigen beikommen, sei es, daß der Anblick der Glückseligkeit im Gesicht des Odysseus, der an nichts anders als an Wachs und Ketten dachte, sie allen Gesang vergessen ließ.
Odysseus aber, um es so auszudrücken, hörte ihr Schweigen nicht, er glaubte, sie sängen, und nur er sei behütet, es zu hören. Flüchtig sah er zuerst die Wendungen ihrer Hälse, das tiefe Atmen, die tränenvollen Augen, den halb geöffneten Mund, glaubte aber, dies gehöre zu den Arien, die ungehört um ihn verklangen […], und gerade als er ihnen am nächsten war, wußte er nichts mehr von ihnen.
OVIDE, L’art d’aimer
Livre III (311-316)
Les Sirènes étaient des créatures prodigieuses de la mer qui, par leur voix mélodieuse, arrêtèrent les vaisseaux, alors qu’ils étaient en mer. Ulysse, descendant de Sisyphe, en les entendant, déliait presque ses liens ; c’est un fait que la cire bouchait les oreilles de ses compagnons. Chanter est une chose séduisante. Que les jeunes filles apprennent à chanter ; pour beaucoup, leur voix, séductrice, fut source de beauté.
Les Métamorphoses
Livre V (552 – 563)
Vous, filles d’Acheloüs, avec une bouche virginale, d’où vous viennent ce plumage et ces serres d’oiseaux ? N’était-ce pas parce que, alors que Proserpine cueillait les fleurs du printemps, vous l’accompagniez, ô doctes sirènes ? Après l’avoir cherché inlassablement sur la terre entière, et que les mers aient ressenti votre inquiétude, vous désirâtes survoler les flots de vos ailes et vous eûtes des dieux bienveillants, et vous vîtes votre corps se couvrir de plumes jaunes. Toutefois, pour que votre chant, un tel don caressant l’oreille dès votre naissance, ne soit séparé à la fois de la parole et du langage, votre visage virginal et votre voix humaine subsistèrent.
Les Pontiques
Livre IV, Lettre X : à Albinovanus (17)
Et ce n’est pas une peine [pour Ulysse] que d’écouter les filles aux chants harmonieux.
P. OVIDII NASONIS, ARS AMATORIA
LIBER TERTIVS (311- 316)
Monstra maris Sirenes erant, quae voce canora 311
Quamlibet admissas detinuere rates.
His sua Sisyphides auditis paene resolvit
Corpora, nam sociis inlita cera fuit.
Res est blanda canor : discant cantare puellae : 315
Pro facie multis vox sua lena fuit
METAMORPHOSEON
LIBER QVINTVS (552 – 563)
vobis, Acheloides, unde 552
pluma pedesque avium, cum virginis ora geratis ?
an quia, cum legeret vernos Proserpina flores,
in comitum numero, doctae Sirenes, eratis ? 555
quam postquam toto frustra quaesistis in orbe,
protinus, et vestram sentirent aequora curam,
posse super fluctus alarum insistere remis
optastis facilesque deos habuistis et artus
vidistis vestros subitis flavescere pennis. 560
ne tamen ille canor mulcendas natus ad aures
tantaque dos oris linguae deperderet usum,
virginei vultus et vox humana remansit.
EPISTULAE EX PONTO
LIBER QVARTVS. X. ALBINOVANO (17)
Nec bene cantantis labor est audire puellas [...]. 17
Introduction :
Éléments biographiques et situation des extraits
HOMÈRE est, selon la tradition, un poète grec auquel on attribue l’Iliade et l’Odyssée – dont les passages analysés sont extraits –, même si les chercheurs sont encore divisés quant à son identité voire sa simple existence. Ayant vécu au VIIIe siècle av. J.-C., il apparaît comme un poète incontournable et son œuvre d’une longueur immense comme un modèle pour les Anciens.
L’Odyssée, épopée composée de vingt-quatre chants en hexamètres dactyliques, chante le retour d’Ulysse sur l’île d’Ithaque, son royaume, après avoir combattu lors de la guerre de Troie. Le chant XII se situe dans la troisième partie de l’œuvre : il y est alors question, entre autres, de la rencontre d’Ulysse et de son équipage avec les Sirènes. Ceux-ci séjournent d’abord chez Circé, sur l’île d’Aiaié, et ensuite, aidés des conseils de la magicienne, reprennent leur chemin et croisent les Sirènes.
OVIDE (de son nom complet : Publius Ovidius Naso), originaire de Sulmone, est envoyé à Rome en 27 av. J.-C. pour y apprendre la rhétorique. Après une brève carrière en politique, il décide de s’adonner à la poésie et plus particulièrement au traitement de l’amour. Il publie alors vers 1 av. J.-C. l’Art d’aimer (un « manuel » de séduction en distiques élégiaques), ensuite Les Métamorphoses (poème écrit en hexamètres dactyliques), puis il écrit Les Pontiques (un recueil de lettres en distiques élégiaques), en exil, entre 12 et 16.
Franz KAFKA, quant à lui, écrivain germanophone tchèque d’origine juive, né en 1883, laisse derrière lui une œuvre vaste. Il s’intéresse dès sa jeunesse à la littérature ; et si, par la suite, il est connu pour sa Métamorphose, il est ici question d’une nouvelle bien moins célèbre que celle-là, à savoir : Le silence des Sirènes, publiée en 1917. Ce récit fait alors place à une interprétation tout autre que celle donnée dans l’Odyssée.
Analyse des extraits de l’Odyssée
Lorsque Circé parle à Ulysse des Sirènes, elle le prévient tout de suite de leurs intentions : « [elles] charment tous les mortelsI [qui entendent] le timbre de leur voixII ». Seulement, si ce procédé implique tout naturellement l’utilisation du chant, de la musique, et s’il est vrai que le verbe θέλγω désigne le fait de charmer par des enchantements, celui-ci signifie également le fait de séduire, de ruser, ce qui implique que les Sirènes cherchent à attirer les mortels, et qu’elles sont particulièrement malveillantes. La séduction (cf. seduco) consiste, en effet, en le fait de détourner, et, ici, de persuader, par leur chant, « quiconque arrive près d’ellesIII » de se laisser guider et de s’abandonner au « timbre de leur voixIV ». Les Sirènes possèdent donc ce pouvoir qui est de savoir comment exercer une emprise complète sur les hommes, et ainsi de les contrôler totalement. Et lorsqu’elles « projet[tent] leur belle voixV», elles ne se contentent pas simplement de charmer ceux qui osent s’aventurer près d’elles, mais elles cherchent à les manipuler et à les détruire ; elles jouent à un jeu de l’esprit, un jeu dont elles ressortent toujours victorieuses, puisque personne n’échappe à leur chant, un jeu dont elles seules ont les cartes... un jeu qui n’en est pas un : il s’agit bien de leur chant mortifère.
Ce qui pousse ainsi les mortels à s’aventurer dans le repère des Sirènes est leur ignorance. C’est effectivement « par ignoranceVI » que les marins arrivent chez elles : ils n’ont pas conscience – voire jamais entendu parler – du charme des Sirènes, et, inconsciemment, s’y aventurent ; alors, ils tombent dans leur piège, et sont emprisonnés dans la toile que ces créatures marines savent si bien tisser. Il s’agit bien de leurs « ossementsVII » ! Ce sont ces hommes-ci qui sont « putréfiésVIII » ! Et ce sont en vérité leurs « chairs [qui] se consumentIX» ! L’on est ainsi sûr que ceux qui côtoient les Sirènes sont voués à succomber à leur charme et, alors, à mourir ; et, comme si leur destin leur échappait, celles-ci s’en emparent et l’anéantissent. Elles mettent de fait un terme à l’existence des hommes séduits par leur chant, et les laissent agoniser, puis délaissent leurs membres ; ces mêmes corps se décomposent et se corrompent « dans le préX » qui sert de séjour aux Sirènes. Il n’est donc pas étonnant que ce pré soit « en fleursXI » : l’on peut supposer qu’une telle « multitude d’hommes putréfiésXII » serve activement d’engrais et contribue à la floraison de leur prairie, et ce à tel point que les « ossementsXIII » des victimes passées bordent les Sirènes.
Mais Ulysse, lui, n’est pas ignorant. Circé l’a mis en garde, et il sait ce qui l’attend. Son premier conseil est d’éviter ce chant pourtant si mélodieux (c’est en effet ce qui permet aux Sirènes d’exercer leur emprise). Ulysse évoque le fait que les Sirènes sont des créatures divines, en qualifiant leur voix de « divineXIV» ; les pouvoirs des Sirènes sont ainsi divins, et, en cela, elles surpassent les mortels. C’est en ce sens que les Sirènes sont présentées comme des êtres tout-puissants et capables d’exercer une emprise sur les hommes. Et, même si Ulysse a conscience de leurs plans (et qu’il compte bien les déjouer), la puissance des Sirènes n’en est pas moindre, de même pour le rang auquel il les élève, si bien que, pas même arrivé auprès d’elles, il souhaite écouter leur chant. Il suit en effet de son plein gré les préconisations de la magicienne. Et, alors qu’il pourrait s’y opposer, il fait le choix d’entendre leur voix. Son audace, ainsi, n’a d’égal que son désir de faire l’expérience du chant des Sirènes : Ulysse s’apprête en effet à faire face à des créatures qui ont la puissance des dieux, et il souhaite pourtant être « le seul à entendre leur voixXV».
Mais Ulysse n’est pas fou : il sait pertinemment qu’il doit ruser pour affronter les Sirènes. C’est pourquoi il ordonne à ses compagnons de l’attacher au mât « avec des liens robustesXVI». Il doit effectivement pouvoir « reste[r] immobileXVII», pour ne pas succomber au charme des Sirènes. Car, s’il veut rester vivant à l’issue de la traversée, il doit s’assurer de ne pas se laisser prendre par leur chant mélodieux. Ulysse, bien qu’à l’ambition démentielle – en effet, c’est à se demander s’il n’est pas réellement fou –, sait qu’il ne peut pas résister à la puissance manipulatrice des Sirènes ; et, de la même manière qu’il l’a déjà fait par le passé, il doit se servir de la ruse pour survivre à leur chant mortifère. Ainsi, ses compagnons se bouchent les oreilles avec de la cire et attachent Ulysse solidement au mât ; ainsi, ils espèrent pouvoir dépasser les Sirènes, et ce même si Ulysse entend leur chant.
Enfin se produit la rencontre, une rencontre à la croisée de la ruse et de la puissance, qui montre toute l’étendue du pouvoir des Sirènes. Les marins odysséens se hâtent : leur « vaisseau qui navigue rapidement sur la merXVIII» leur permet « d’avancer à toute vitesse ». Ils espèrent pouvoir éviter les Sirènes de cette manière, ou du moins limiter les effets de leur chant dévastateur. Toutefois, les Sirènes – et c’est encore une preuve de leur puissance – parviennent à arrêter le navire dans sa course, « alors qu’il s’élanceXIX ». Elles remarquent le vaisseau de l’Achéen, et exécutent ce pour quoi elles sont si célèbres : « elles composent un chant mélodieuxXX » ; leur voix est alors « projet[ée]XXI» telle une arme meurtrière et atteint sa cible. Ulysse en est victime et supplie ses camarades de défaire les liens qui l’entraventXXII. Circé l’avait prévenu, et elle lui avait également donné un moyen de survivre à ce chant mortifère. Lui, alors prisonnier, ne pense qu’à une seule chose : rejoindre celles qui le charment ; mais cela signifierait délaisser le reste. Les « liens robustesXXIII», lui permettant de rester immobile, apparaissent comme bien plus qu’un simple obstacle aux enchantements des Sirènes : s’ils retiennent Ulysse, ils retiennent de manière métaphorique sa vie, et, de manière physique, l’empêchent donc de céder complètement aux Sirènes. Il suffirait alors d’un rien pour qu’Ulysse, contre son gré, capitule et se soumette aux Sirènes.
Car il s’agit, en effet, d’une guerre que livre Ulysse : il se bat contre les Sirènes qui tentent de le faire succomber à leur séduction. Leur ordre d’arrêter son vaisseau et ainsi de les rejoindreXXIV résonne dans la tête du guerrier aux mille rusesXXV, et il désire plus que tout céder à leur appel. La dimension martiale est renforcée par l’apostrophe des Sirènes, lui rappelant qu’il est la « grande gloire des AchéensXXVI». Il incarne l’honneur même de son peuple, et ce dernier est ainsi mis en jeu : les Sirènes peuvent-elles vaincre un guerrier d’une telle renommée ? Comme « personne ne [les] a dépassées, avant d’avoir entendu [leur] douce voixXXVII», c’est bien ce qu’elles semblent affirmer. Mais, ainsi, elles représentent la poésie iliadique, et, alors qu’elles disent savoir le passé et donc les hauts faits du héros, Ulysse endosse somme toute une autre responsabilité : il est le seul – avec Circé –, s’il survit au chant des Sirènes, à pouvoir sauver les Sirènes de l’oubli.
Seulement, selon elles, il est impossible qu’il s’échappe indemne de leur repère. Certes, Ulysse a écouté leur chant mélodieux, certes il s’est langui de pouvoir rejoindre les Sirènes, mais il est parvenu à les dépasser et à faire fi de leur voix pourtant si douce : en cela, Ulysse en ressort encore plus glorieux.
... À moins que ce succès n’en soit pas réellement un. Et si les Sirènes avaient gagné ? Et si Ulysse, croyant les avoir défaites, avait en réalité succombé à leur chant mortifère ?
Ces dernières « projet[tent]XXVIII» en effet « leur belle voix » sur « quiconque arrive près d’ellesXXIX», et exercent subséquemment leur emprise sur les victimes de leur chant mélodieux, menant tout homme qui écouterait leur voix à la mort. Toutefois possède-t-il d’autres effets ? C’est indéniable que ceux qui se sont aventurés du côté des Sirènes ne peuvent en témoigner. Alors, quel serait l’effet (ou les effets) du même chant sur un être qui l’aurait entendu mais qui y aurait survécu ? Car l’île, après cela, disparaît. Et l’équipage est rattrapé par un autre événement, qui leur fait oublier l’espace d’un instant les créatures marines à la voix divineXXX. Ulysse a-t-il alors vraiment tenu bon face à elles ? D’un point de vue physique, c’est indiscutable. Mais « [s]on cœur désirait écouterXXXI ». Son cœur se languit de retrouver les doux sons que produisaient les Sirènes. Ulysse a donc été touché au plus profond de son être : son essence même est atteinte, affligée, altérée. Les doctesXXXII Sirènes sont bel et bien parvenues à accabler leur adversaire, et c’est un homme différent, à l’âme transformée, qui s’éloigne des Sirènes ; ce sont elles qui gagnent. Et, alors, le héros porte une marque intérieure de ce chant mortifère, symbole de la toute-puissance des Sirènes, une marque laissée car, ne pouvant posséder son corps, elles ont soumis son esprit.
Analyse des extraits du Silence de Sirènes
KAFKA, dans sa nouvelle, propose une tout autre interprétation du mythe des Sirènes. S’il traite, au début de son récit, du mythe comme le fait HOMÈRE (le fait que les compagnons se bouchent les oreilles avec de la cire, par exemple), la rencontre avec les Sirènes, en revanche, est sensiblement différente.
En effet, la force du chant des Sirènes n’est pas contestée, si bien que ce chant « pénètr[e] toutXXXIII ». Il est donc capable de « désagrég[er] plus que des chaînes et un mâtXXXIV», ce qui non seulement fait référence au mythe grec, mais, également, réaffirme la puissance de ce chant. En outre, KAFKA traite de l’aspect passionnel « de ceux qui ont été séduitsXXXV » par les Sirènes, et montre, de manière plus insistante qu’HOMÈRE, qu’il s’agit bien d’une douleur (cf. patior) infligée par les Sirènes, mais que cette souffrance naît d’un plaisir, du plaisir d’ouïr leur chant. Il concentre la puissance de ce dernier et condense ce récit en une seule phrase, car ce qui l’intéresse n’est en réalité pas la voix mélodieuse de ces créatures marines.
Il nuance alors son propos et en vient au fait : les Sirènes n’auraient pas usé de leur arme la plus puissante, et cette dernière s’avère être ainsi « leur silenceXXXVI». En effet, elles possèdent une ressource encore plus efficace que leur chant, ressource qui semble être réservée à Ulysse. De plus, selon KAFKA, il est possible que quelqu’un soit « sauvé de leur chantXXXVII», et c’est d’ailleurs ce qui, physiquement, se produit dans l’Odyssée : Ulysse n’est effectivement pas blessé lorsqu’il dépasse le repère des Sirènes, mais son âme n’est pas indemne pour autant. Ainsi, l’écrivain praguois exprime cette idée qu’Ulysse a pu s’échapper de leur antre. Mais c’est sans compter sur le fait qu’il serait purement impossible de venir à bout de leur silence, et que ce dernier est l’arme qui s’impose comme le produit même de leur toute-puissance. De fait, cette arme surpasse le chant, qui lui-même surpassait déjà tous les mortels. Le silence des Sirènes apparaît alors comme un piège ultime dont absolument personne ne saurait s’échapper.
C’est en ce sens que les Sirènes ne « projetaientXXXVIII» pas leur voix, à l’arrivée d’Ulysse. L’Ulysse de KAFKA se bouche, à la manière de ses compagnons, les oreilles avec de la cire. Le mythe est alors renversé, et l’écrivain praguois, à travers cette réécriture, représente un Ulysse qui ne désire pas écouter le chant des Sirènes ; c’est ainsi que leur silence entre en jeu. Les Sirènes estiment certes que leur « silence est capable de venir à bout de cet adversaireXXXIX», mais uniquement parce que la béatitude d’Ulysse, doublée d’une attirance de nature intellectuelleXL, rend le chant impossible (et surtout inefficace, dans la mesure où il ne peut pas l’entendre). Le visage d’Ulysse devient un objet de convoitise pour les Sirènes, et leur séduction est d’une nature tout autre. Son bonheur les attire, son intellect les ravit, et voilà que les Sirènes « oublie[nt] n’importe quel chantXLI » qu’elles auraient pu composer.
Les Sirènes croyaient, de plus, être en mesure de pouvoir arrêter Ulysse par leur silence, puisqu’il s’agit d’une « arme encore plus épouvantable que leur chantXLII ». Elles pensaient effectivement pouvoir vaincre Ulysse en se taisant, et, à nouveau, KAFKA présente une nouvelle vision du mythe : leur silence est alors ce qui fait la toute-puissance des Sirènes, et non leur chant comme le suggérait l’Odyssée.
Seulement, face à leur silence se trouve Ulysse ; et, si les Sirènes sont puissantes, elles semblent ne pas l’être assez pour résister au « visage d’UlysseXLIII », le même homme dont le regard est capable de « leur faire oublier n’importe quel chantXLIV ». La vision du visage du héros est en mesure de ravir les Sirènes, et c’est ainsi que KAFKA accentue la puissance de vue, qui prend de fait le pas sur l’ouïe.
C’est alors qu’Ulysse ne parvient pas à réaliser le paradoxe d’entendre leur silence. Sûr de lui, car « il se pens[e] protégé XLV», il est persuadé que les Sirènes chantent, mais, en vérité, il n’en est rien. Et alors qu’il en vient à les apercevoir, ces femmes se mettent à s’agiter pour plaire à Ulysse. Les Sirènes sont forcées, par leur passion soudaine, de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour séduire le héros glorieux, mais voilà qu’il semblerait que, sans la parole, la seule possibilité qu’il leur reste soit leur apparence. Les Sirènes sont désespérées, elles sont alors prêtes à tout pour séduire Ulysse. Mais sans leur chant, elles ne semblent être que de simples femmes dépourvues de tout pouvoir. Pourtant, leur silence demeure l’arme la plus redoutable qu’elles possèdent : leur silence laisse entrevoir une facette plus intime des Sirènes, tout du moins qui n’a pas encore été mise en avant. Et alors que tous les mortels qui les côtoyaient ne le faisaient qu’à cause de leur voix mélodieuse, elles décident ici de laisser leur physique être l’élément principal de leur tentative de séduction.
Mais, bien que, de « la virevolte de leur couXLVI » à « leur bouche à moitié ouverteXLVII », les Sirènes dansent pour Ulysse, l’aventurier ne pense qu’à leur chant et se le représente comme si les Sirènes chantaient effectivement. Il est loin de se douter qu’elles se taisent, il hallucine alors et imagine leur voixXLVIII. À la manière des Hébreux, Ulysse voit ainsi les voix, sa perception du chant des Sirènes passe par la vision de ce dernier, et la vue occupe une place encore plus prégnante dans le récit de KAFKA. C’est en ce sens que l’ouïe est à nouveau substituée à la vue dans la réécriture du nouvelliste, et, alors, que cette substitution implique que, de toute manière, qu’il s’agisse de leur chant ou de leur silence, les Sirènes sont vues par Ulysse et non entendues.
En outre, malgré le désespoir grandissant, malgré la tristesse aussi profonde que leur respiration ne l’est, les Sirènes ne se laissent pas vaincre pour autant : elles luttent, même si cela leur est douloureux et que leurs yeux sont « plein de larmes ». Et tandis qu’Ulysse « entraperç[oit]XLIX» leur silhouette dansante, il ne pense qu’à leur chant, et au fait qu’elles tentent certainement de le charmer ainsi. Ulysse, alors perdu, car il ne peut pas correctement voir les Sirènes et parce qu’il n’entend rien, ne succombe pas à leur séduction. Elles se trouvent donc abandonnées par ce héros dont elles se languissaient tant, délaissées par l’objet de leur passion. Et celles qui sont tant éprises d’Ulysse se retrouvent sans rien ; leur manque n’est que renforcé ; elles sont alors plus seules que jamais.
Elles choisissent de disparaître, de ne plus exister aux yeux de celui qui les a négligées, si bien qu’Ulysse « ne savait plus rien d’elles » au moment où il était « le plus proche d’ellesL». En effet, plus il s’approche des Sirènes, moins il parvient à les voir ; lorsqu’elles tentent, sans la parole, de séduire Ulysse, en revanche, ne répond pas à leur appel. Et, alors que le héros leur fait oublier leur chant, elles lui font oublier leur présence. Ulysse est ainsi présenté différemment que dans l’Odyssée, de telle sorte que le héros kafkaïen ne réussit pas à ne serait-ce que voir suffisamment les Sirènes, et encore moins à pouvoir les entendre.
Analyse des extraits de l’Art d’aimer, des Métamorphoses et des Pontiques
OVIDE présente les Sirènes sous un jour complètement diffèrent. En effet, dans L’Art d’aimer, alors qu’il livre des conseils de séduction aux femmes, il prend l’exemple des Sirènes lorsqu’il traite de l’importance du chant dans la séduction. Ainsi, il reprend le mythe grec, en désignant les Sirènes comme des monstraLI que l’on pourrait traduire comme « monstres », mais ce terme latin témoigne pourtant de la nature prodigieuse des Sirènes. OVIDE insiste alors sur la technique des Sirènes, sur le fait qu’elles maîtrisent l’art du chant comme peu de monde, et présente par conséquent ces « créatures » comme des êtres remarquables, qui se démarquent du commun des mortels. Et c’est grâce à leur « voix mélodieuseLII » qu’elles y parviennent. Leur voix, capable d’arrêter les vaisseaux, est présentée de la même manière que chez HOMÈRE, à savoir comme un instrument de séduction et, de fait, de pouvoir.
Alors qu’il relate le récit d’Ulysse et de ses compagnons, il associe par la suite le chant à une expérience plaisante, un phénomène qui n’entraînerait pas de douleur, si bien que, presque par euphémisme, OVIDE n’évoque pas le sort réservé aux marins qui sont arrêtés par les Sirènes. Il cherche à ne montrer que l’aspect plaisant, caressant, séduisant (mais connoté positivement) ; le chant apparaît alors comme quelque chose de pur, d’innocent, ce qui impliquerait presque que les Sirènes ne soient pas (plus ?) responsables de toutes les pertes qu’elles ont engendrées. En rapprochant la candeur du chant – pourtant mortifère – des Sirènes, OVIDE, à la manière de KAFKA, dépeint un côté sensible, tout du moins pas destructeur. Et le chant, « chose séduisanteLIII », ne l’est plus vraiment comme l’entend HOMÈRE : il ne procurerait que du plaisir, et serait loin de causer la passion, au sens premier, dont KAFKA traite lorsqu’il désigne les hommes séduitsLIV par les Sirènes.
Au-delà de cela, il conseille vivement aux jeunes filles d’apprendre à chanter comme les Sirènes le font, et rapproche ces créatures des mortels non seulement par leur acte (le chant est présenté comme une chose non plus néfaste mais bel et bien comme quelque chose de plaisant), mais aussi en les comparant aux jeunes filles. Leur chant devient une chose admirable, que les femmes doivent s’efforcer de reproduireLV. Car, si le chant est séduisant, il devient par voie de fait « source de beautéLVI ». Ainsi, les Sirènes sont un modèle technique qu’il faut s’efforcer d’imiter afin de plaire : leur chant est un exemple de beauté indéniable que les femmes, selon le poète latin, doivent alors suivre. Les Sirènes, à travers le pouvoir qu’elles détiennent, semblent détenir le secret (alors révélé par OVIDE) d’une beauté parfaite.
On peut donc supposer que les femmes puissent être envieuses, jalouses des Sirènes. Ces femmes à la voix divine engendrent toutefois, à nouveau, des maux : leur beauté n’a d’égal que leur intelligence, alors comment une jeune fille est-elle supposée pouvoir parvenir à un tel niveau de perfection ? Elle ne le peut pas, et c’est ainsi que la jalousie s’ensuit.
Dans l’extrait des Métamorphoses, OVIDE émet l’idée que leur chant n’est que pureté et innocence à travers la « bouche virginaleLVII » des Sirènes : ces dernières ne sont alors pas présentées comme des êtres monstrueux, mais comme des être purs, candides, ce qui renforce l’aspect déculpabilisateur que leur confèrent les vers d’OVIDE.
Comment des individus aussi innocents auraient pu mener tant d’hommes à leur mort ? Le poète décide d’omettre ce « détail », et de pardonner en quelque sorte les actes funestes et pourtant préjudiciables des Sirènes. Leur bouche ne produirait que des sons purs, allant à l’encontre du caractère mortifère de celui-ci chez HOMÈRE. Il s’agit alors de passer sous silence leurs méfaits, et de n’apprécier que leur ingénuité.
Cela dit, il ne s’agit pas d’une apparence humaine. Les Sirènes ont en effet été dotées d’un « plumage et [de] serres d’oiseauxLVIII », et ont ainsi renoncé à leur physique d’origine. Recherchant Proserpine « inlassablementLIX », elles ont été pourvues d’ailes par « des dieux bienveillantsLX », pour la trouver. Elles sont donc des femmes-oiseaux à la voix divine, perchées sur leur rocher, à la recherche d’une déesse ⎯ alors accablées d’un manque. Ce manque, mêlé à leur « inquiétudeLXI », en fait des êtres sensibles. En effet, elles apparaissent initialement (par leur puissance) comme des individus parfaits, mais elles apparaissent ici comme des êtres plus sensibles, lorsqu’elles ne parviennent plus à atteindre cette perfection. Leur vulnérabilité les rapproche du commun des mortels, et ce languissement fait qu’elles ne sont plus des créatures funestes, comme chez HOMÈRE, ni des victimes soumises à une passion, comme le suggère KAFKA, mais bien comme des femmes, comme des femmes qui souffrent d’un manque et qui tentent tant bien que mal de le combler.
D’autre part, si elles ont perdu en partie leur apparence humaine, elles n’ont pas perdu leur voix. Et, en ce sens, leur « donLXII » est resté intact : leur chant est toujours capable de « caress[er] l’oreilleLXIII ». Ce même don, dont elles ont été pourvues « dès [leur] naissanceLXIV», est encore une fois perçu comme un son charmant l’oreille, et est somme toute présenté par OVIDE comme quelque chose d’agréable, de bienfaisant, et les Sirènes, ainsi, apparaissent telles des femmes qui, depuis leur naissance, composent des chants agréables à écouter a fortiori qui ne cherchent en rien à nuire aux autres. Elles ont, en outre, conservé la « parole et le langageLXV » des humains, preuve qu’elles ne sont pas si différentes du commun des mortels que les textes d’HOMÈRE, notamment, peuvent le faire entendre.
S’ajoute à cela le fait que leur « visage virginalLXVI» ainsi que leur « voix humaineLXVII» sont demeurés tels quels : malgré tout, les Sirènes sont rapprochées des mortels, tant dans leur apparence que dans leurs émotions. Le chiasme présent au vers 563LXVIII renforce d’une part la musicalité du poème, accentuant ainsi l’idée que les Sirènes produisent ce son si agréable à écouter ; d’autre part, il permet d’amplifier sa signification pour l’auditeur.
Et la preuve que le Sulmonien cherche à tout prix à associer les Sirènes au commun des mortels réside dans le vers extrait des Pontiques. Alors qu’il présente avant tout l’écoute du chant des Sirènes comme un plaisirLXIX, lui soustrayant tout aspect dangereux, il emploie la périphrase bene cantantis puellaeLXX, « les filles aux chants harmonieux ». Le fait de désigner ainsi les Sirènes montre bien que, pour le poète latin, ces créatures tantôt louées tantôt craintes ne sont en réalité que des jeunes filles dont les chants caressent l’oreille.
Conclusion
Le mythe des Sirènes a somme toute été à la source de nombreux écrits, et c’est ainsi que, d’HOMÈRE à KAFKA, en passant par OVIDE, ce mythe est interprété de façons sensiblement différentes. En ce sens, chaque auteur se l’approprie de la manière dont il l’entend ; de là naissent le chant mortifère des Sirènes de l’aède grec, leur aspect plus sensible et aucunement funeste chez le poète latin, et enfin leur silence kafkaïen.
Chacun d’entre eux propose une représentation personnelle et novatrice, autant en ce qui concerne les Sirènes que ce qui en découle, à savoir, entre autres, la psychologie d’Ulysse.
Par ailleurs, ce topos des Sirènes n’est pas traité de la même façon dans la mythologie germanique, par exemple. C’est ainsi que la représentation non seulement d’un point de vue physique mais aussi psychique diffère de la mythologie grecque : l’on trouve alors des créatures mi-femmes mi-poissons ; les ondines, alors, incarnent une compassion encore jamais témoignée auparavant. Et le romantisme dont elles font preuve montre que tout est possible.