Le ciel avait prodigué à Glaucus tous ses biens, un seul excepté : il lui avait donné la beauté, la santé, la richesse, le talent, une illustre origine, un cœur de feu, une âme poétique ; mais il lui avait refusé l'héritage de la liberté. Il était né à Athènes, sujet de Rome. De bonne heure, maître d'une fortune considérable, Glaucus avait cédé au goût des voyages, si naturel à la jeunesse, et s'était enivré à la coupe des plaisirs, au milieu du luxe et des pompes de la cour impériale.
C'était un Alcibiade sans ambition. Il était devenu ce que devient aisément un homme doué d'imagination, ayant de la fortune et des talents, lorsqu'il est privé de l'inspiration de la gloire. Sa maison était à Rome le rendez-vous des voluptueux, mais aussi de tous les amis des arts ; et les sculpteurs de la Grèce prenaient plaisir à montrer leur science en décorant les portiques et l'exedra d'un Athénien. Sa demeure à Pompéi... Hélas ! les couleurs en sont fanées maintenant, les murailles ont perdu leurs peintures ; sa beauté, la grâce et le fini de ses ornements, tout cela n'est plus. Cependant, lorsqu'elle reparut au jour, quels éloges et quelle admiration excitèrent ses décorations délicates et brillantes, ses tableaux, ses mosaïques ! Passionné pour la poésie et pour le drame, qui rappelaient à Glaucus le génie et l'héroïsme de sa race, il avait fait orner sa maison des principales scènes d'Eschyle et d'Homère. Les antiquaires, qui transforment le goût en métier, ont fait un auteur du Mécène ; et, quoique leur erreur ait été reconnue depuis, leur langage a continué de donner, comme on l'a fait tout d'abord, à la maison exhumée de l'Athénien Glaucus, le nom de la Maison du Poète tragique.
Avant de la décrire, il convient de donner aux lecteurs une idée générale des maisons de Pompéi, qu'il trouvera très ressemblantes en général aux plans de Vitruve, mais avec ces différences de caprices et de goût dans le détail, qui, bien que naturelles à l'homme, ont de tout temps embarrassé les antiquaires. Nous tâcherons de faire cette description aussi clairement que possible et sans pédanterie.
Vous entrez habituellement, par un petit passage appelé vestibulum, dans une salle ornée ou non de colonnes, la plupart du temps n'en ayant pas. Aux trois côtés de cette salle se trouvent des portes communiquant avec plusieurs chambres à coucher, et parmi ces chambres celle du portier. Les meilleures sont ordinairement destinées aux hôtes. À l'extrémité de la salle, et des deux côtés à droite et à gauche, si la maison est vaste, on voit deux petites retraites, plutôt que des chambres, consacrées aux dames de la maison ; et au milieu du pavé marqueté de la salle, il y a invariablement, pour recevoir l'eau de la pluie, un petit réservoir à quatre angles (classiquement appelé impluvium) ; la pluie y tombait par une ouverture pratiquée dans le toit. Un auvent ferme cette ouverture à volonté. Près de l'impluvium, qui chez les anciens était en quelque sorte chose sacrée, on plaçait d'habitude (mais à Pompéi plus rarement qu'à Rome) les images des dieux protecteurs de la maison ; le foyer hospitalier, si souvent mentionné dans les poètes romains et dédié aux lares, se composait, presque toujours, à Pompéi, d'un brasier mobile. Dans quelque coin, celui qui sollicitait le moins l'attention, on déposait un grand coffre de bois, orné ou fortifié par des cercles de bronze ou de fer, et consolidé, au moyen de clous, sur un piédestal de pierre, avec assez de force pour défier les tentatives qu'aurait pu faire un voleur essayant de le détacher de sa position. On suppose que ce coffre était le coffre-fort du maître de la demeure, celui où il mettait son argent. Cependant, comme on n'a trouvé aucune pièce de monnaie dans les coffres de Pompéi, il est probable que c'était plutôt un meuble d'ornement que de service.
Dans cette salle (ou atrium, pour parler classiquement), étaient reçus les clients et les visiteurs du rang inférieur. Les maisons les plus distinguées possédaient toutes un atriensis, c'est-à-dire un esclave consacré au service de cette salle, et dont le rang était important et élevé parmi ses camarades. Le réservoir du centre a dû être un ornement dangereux ; mais le milieu de la salle ressemblait à la pelouse d'un collège, interdite aux passants, qui trouvaient un espace suffisant à l'entour. Immédiatement en face de l'entrée, et à l'autre extrémité de la salle, était situé l'appartement nommé tablinum, avec un pavé ordinairement formé de riches mosaïques, et dont les murs resplendissaient d'élégantes peintures. Là se conservaient les souvenirs de la famille, ou ceux des charges publiques que le possesseur de la maison avait remplies. Sur un des deux côtés de ce salon, si on peut lui donner ce nom, la salle à manger (triclinium) ; de l'autre côté, parfois, ce que nous appellerions maintenant un cabinet de curiosités, contenant des pierres précieuses et toutes sortes d'objets rares et coûteux ; puis, toujours, un petit corridor pour les esclaves, afin qu'ils pussent se rendre dans toutes les parties de la maison sans passer par les appartements dont nous avons fait mention. Ces chambres donnaient toutes sur une colonnade carrée et oblongue, qu'en termes techniques on nommait péristyle. Si la maison était petite, elle avait pour limite cette colonnade, et, dans ce cas, le centre, quoique fort resserré, en était disposé ordinairement en jardin, et orné de vases de fleurs placés sur des piédestaux ; tandis qu'au-dessous de la colonnade, à droite et à gauche, se faisaient remarquer de nouvelles chambres à coucher1, un second triclinium ou une nouvelle salle à manger (car les anciens consacraient habituellement deux salles à ces usages : l'une pour l'été et l'autre pour l'hiver, ou peut-être l'une pour les jours ordinaires et l'autre pour les jours solennels), et, si le maître de la maison aimait les lettres, on trouvait ensuite un cabinet, gratifié du nom de bibliothèque, une très-petite chambre suffisant à contenir le peu de rouleaux de papyrus qu'ils considéraient comme une collection nombreuse de livres.
Au bout du péristyle, généralement la cuisine. Si la maison était vaste, elle ne se terminait pas avec le péristyle, et alors le centre n'en était pas un jardin, mais on manquait rarement d'y voir une fontaine, un bassin pour le poisson, et, à l'extrémité exactement opposée au tablinum, se trouvait la seconde salle à manger, ou les autres chambres à coucher, et peut-être un salon de peinture ou une pinacotheca2. Ces appartements communiquaient de nouveau avec un espace carré et oblong, orné communément, de tous côtés, d'une colonnade comme le péristyle, et lui ressemblant à peu près en tout, si ce n'est qu'il était plus large. C'était le véritable viridarium ou jardin, avec une fontaine, des statues, et une profusion de fleurs éclatantes ; tout au fond, l'habitation du jardinier, et des deux côtés, sous la colonnade, d'autres chambres à coucher, si le nombre de la famille exigeait ces appartements additionnels. À Pompéi, le second et le troisième étage n'avaient qu'une médiocre importance : aussi n'étaient-ils construits qu'au-dessus d'une partie assez restreinte de la maison, et ne contenaient-ils que des chambres pour les esclaves; différant, sous ce rapport, des plus magnifiques édifices de Rome, où l'on établissait fréquemment la principale salle à manger, cœnaculum, au second étage. Les appartements étaient ordinairement de moyenne grandeur : car, dans ce délicieux climat, on recevait un grand nombre de visiteurs dans le péristyle, ou portique, dans la salle ou dans le jardin; les salles de banquet elles-mêmes, quoique ornées avec soin et situées avec goût, n'étaient pas très-vastes; les anciens, amoureux de l'esprit et d'une société choisie, haïssaient la foule, et donnaient rarement un festin à plus de neuf personnes à la fois, de sorte que de larges salles à manger ne leur étaient pas aussi nécessaires qu'à nous3 ; mais la suite des pièces que l'on voyait en entrant devait être d'un effet imposant. Vous aperceviez d'un coup d'œil la salle richement pavée et peinte, le tablinum, le gracieux péristyle, et, si la maison s'étendait plus loin, la salle des banquets et le jardin, qui terminait la perspective par une fontaine jaillissante ou une statue de marbre.
Le lecteur pourra maintenant se rendre un compte assez exact des maisons de Pompéi, qui ressemblaient en beaucoup de points à celles des Grecs, en se mélangeant de l'architecture domestique à la mode chez les Romains. Dans chaque maison il y a bien quelque différence de détail, mais la distribution générale est la même. Dans toutes vous trouvez les salles, le tablinum, le péristyle, communiquant les uns avec les autres ; dans toutes, des murs avec de splendides peintures; dans toutes enfin, l'indice d'un peuple épris des élégances raffinées de la vie. La pureté du goût des Pompéiens dans la décoration peut être contestée. Ils adoraient les couleurs voyantes et les dessins bizarres. Ils peignaient souvent le bas de leurs colonnes d'un rouge vif, sans teindre le reste, ou, quand le jardin était petit, ils cherchaient à l'étendre pour la vue en trompant l'œil par la représentation d'arbres, d'oiseaux, de temples, sur les murs, etc., en perspective ; grossiers artifices que Pline lui-même adopta et encouragea avec une vanité ingénue.
La maison de Glaucus était une des plus petites, mais une des mieux ornées et des plus élégantes parmi les maisons particulières de Pompéi. Ce serait un modèle de nos jours, pour la maison «d'un célibataire à Mayfair» et l'envie et le désespoir des garçons collectionneurs de vieux meubles et de marqueterie.
On y entrait par un long vestibule dont le pavé en mosaïque porte encore empreinte, l'image d'un chien avec cette inscription : « Cave canem » ou « Prends garde au chien ». De chaque côté on trouve une chambre de proportions raisonnables : car, la partie intérieure de la maison n'étant pas assez large pour contenir les deux grandes divisions des appartements publics et privés, ces deux chambres étaient disposées à part pour la réception des visiteurs auxquels le rang ou l'intimité ne permettait pas l'entrée des penetralia de la maison.
En avançant un peu dans le vestibule on rencontre l'atrium, lequel, lors de sa découverte, se montra riche de peintures qui, sous le rapport de l'expression, n'auraient pas fait déshonneur à Raphaël. Elles sont maintenant au Musée napolitain, où elles font l'admiration des connaisseurs. Elles retracent la séparation d'Achille et de Briséis. Qui pourrait s'empêcher de reconnaître la force, la vigueur, la beauté, employées dans le dessin des formes et de la figure d'Achille et de son immortelle esclave ?
Sur un des côtés de l'atrium, un petit escalier conduisait aux appartements des esclaves, à l'étage supérieur. Il s'y trouvait aussi es deux ou trois chambres à coucher, dont les murs représentaient l'enlèvement d'Europe, la bataille des Amazones, etc.
On rencontrait ensuite le tablinum au travers duquel, à partir des deux extrémités, étaient suspendues de riches draperies de pourpre de Tyr, à demi relevées4 ; les peintures des murs offraient un poète lisant des vers à ses amis, et le pavé renfermait une petite et exquise mosaïque, représentant un directeur de théâtre qui donnait des instructions à ses comédiens.
Au sortir de ce salon était l'entrée du péristyle ; et ici, comme je l'ai dit d'abord en parlant des plus petites maisons de Pompéi, la maison finissait. A chacune des sept colonnes qui décoraient la cour, s'enlaçaient des festons de guirlandes ; le centre, qui suppléait au jardin, était garni des fleurs les plus rares, placées dans des vases de marbre blanc supportés par des piédestaux.
À gauche de ce simple jardin s'élevait un tout petit temple pareil à ces humbles chapelles qu'on rencontre au bord des routes, dans les contrées catholiques : il était dédié aux dieux pénates ; devant ce temple se dressait un trépied de bronze ; à gauche de la colonnade, deux petits cubicula ou chambres à coucher ; à droite, le triclinium, où les convives et amis se trouvaient en ce moment rassemblés.
Cette chambre est ordinairement appelée par les antiquaires de Naples "la chambre de Léda", et le lecteur trouvera dans le magnifique ouvrage de Sir William Gell une gravure de la délicate et gracieuse peinture de Léda présentant son nouveau-né à son époux, tableau d'où la chambre a tiré son nom. Ce délicieux appartement donnait sur le jardin embaumé. Autour d'une table en bois de citronnier5 polie avec soin et artistement décorée d'arabesques d'argent, étaient placés les trois lits, plus communs à Pompéi que le siège demi-circulaire devenu de mode à Rome depuis quelque temps ; sur les lits de bronze incrustés des plus riches métaux, s'étendaient d'épais coussins, couverts de broderies d'un grand travail, et qui cédaient voluptueusement à la pression.
- J'avouerai, dit l'édile Pansa, que votre maison, quoiqu'elle ne soit pas beaucoup plus large qu'un étui d'agrafe, est un joyau véritable. Que cette séparation d’Achille et de Briséis est admirablement peinte ! ... quel style... quelle expression dans les têtes ! quel... ah ! ...
[…]
Le soleil pénétrait gaiement chez Glaucus et inondait de ses rayons naissants cette belle chambre, connue aujourd’hui, comme je l’ai déjà dit, sous le nom de “chambre de Léda”. Ils se glissaient par une série de petites fenêtres situées à la partie la plus haute de la pièce et à travers la porte qui donnait sur le jardin, que de nos jours les propriétaires méridionaux appelleraient une orangerie. Les petites proportions de ce jardin ne permettaient pas de s’y promener ; mais les nombreuses et odorantes fleurs dont il était rempli favorisaient cette indolence si chère aux habitants des pays chauds. Ces parfums, portés par une légère brise qui venait de la mer, se répandaient dans cette chambre, dont les murs rivalisaient de couleurs avec les fleurs les plus richement nuancées. Outre le diamant de cette chambre, la peinture de Léda et de Tyndare, on voyait dans chaque compartiment des murailles d’autres peintures d’une exquise beauté : l’une représentait Cupidon aux genoux de Vénus ; l’autre, Ariane dormant sur un banc, sans se douter encore de la perfidie de Thésée. Les rayons du soleil se jouaient çà et là sur le pavé marqueté et sur les murs ; bien plus heureusement encore des rayons de joie illuminaient l’âme du jeune Glaucus.