La logique des cas De la flexion nominale à la syntaxe

Quelques pistes bibliographiques :

Guy SERBAT, L’Emploi des cas en latin, Volume 1 : Nominatif, Vocatif, Accusatif, Génitif, Datif, Grammaire Fondamentale de Latin, VI, Peeters, Louvain-Paris, 1996.

Louis PRAT, Morphosyntaxe de l’ablatif en latin archaïque, Belles Lettres, Paris, 1975.

1. Généralités

Par calque sémantique, les Latins ont nommé cāsus ce que les Grecs avaient nommé ptôsis, d’un terme qui signifie fondamentalement « chute ». On suppose que les grammairiens grecs qui, les premiers, ont désigné les « cas » du terme ptôsis, « chute », ont filé une métaphore qu’on retrouve dans la terminologie grammaticale, avec klisis, la « déclinaison » (terme qui implique l’idée de déclivité), ou les ptôseis plagiai (« cas obliques »), terme qui continue l’idée de pente descendante. Mais il se peut qu’en fait le terme soit un emprunt à la langue du jeu de dés où il signifie spécialement la « combinaison » issue de la chute des dés (d’où en grammaire quelque chose comme le paradigme et, par métonymie, chacune des formes qui constituent ledit paradigme, donc le cas). De leur côté, les Latins se sont contentés, sans y prêter trop d’attention, d’importer dans cāsus, qui est le correspondant naturel de ptôsis, le sens grammatical qu’ils trouvaient déjà tout prêt chez leurs prédécesseurs de langue grecque.

En quoi consiste ce procédé, fondamentalement ? A apparier une forme donnée (laquelle est un objet morphologique) à une valeur fonctionnelle donnée (laquelle est un objet syntaxique). Cet appariement est donc fondamentalement morphosyntaxique : si je change la forme d’une unité en suivant une règle conventionnelle (j’échange la finale –ārum contre la finale –ās, par exemple), je donne par le fait à la nouvelle forme ainsi obtenue non pas un autre sens, puisqu’il s’agit toujours du même mot, mais une autre fonction dans l’énoncé. On voit donc que le nom latin est toujours constitué d’au moins deux morphèmes, l’un, lexical et théoriquement immuable, qui porte toute la charge sémantique (c’est domin- qui signifie « maître » dans dominus), l’autre, grammatical, chargé d’indiquer la valeur du mot dans la proposition où il se trouve (–us indique que dominus est sujet ou attribut du sujet de sa proposition). Le morphème lexical appartient à une série ouverte et illimitée (celle du vocabulaire à proprement parler : on peut sans cesse renouveler ce stock), le morphème grammatical à une série très courte et fermée (on ne peut pas inventer une nouvelle désinence casuelle).

Il en résulte un fait majeur, dont on amplifie certainement les effets dans nos grammaires modernes : l’ordre des mots en latin est libre, puisqu’il ne donne pas d’indication syntaxique en soi et pour soi, dans la mesure où, quand on déplace un mot dans la phrase, on le déplace nécessairement avec sa finale, donc avec ses marques fonctionnelles propres. Dominus seruum ferit (« le maître frappe son esclave ») a le même sens que, mettons, seruum ferit dominus, car seruum est porteur de l’indication « complément d’objet » où qu’il se trouve dans la phrase, comme dominus est porteur de la marque « sujet ». On voit bien qu’on ne peut dire la même chose en français : « Le maître frappe son esclave » / « L’esclave frappe son maître ». En latin, donc, l’ordre des mots est syntaxiquement indifférent (même si toutes les combinaisons ne sont pas attestables, loin de là) ; mais il existe d’un énoncé à l’autre une différence d’ordre stylistique : dominus seruum ferit est l’ordre standard, seruum ferit dominus s’interprétant plutôt « celui que le maître frappe, c’est l’esclave » (et non pas, selon le contexte, l’âne ou le chien par exemple). Simple question de focus (Voir la synthèse de D. Longrée).

Les langues flexionnelles (comme le latin) s’apparentent typologiquement, sur cette question, aux langues agglutinantes (comme le turc par exemple). Dans une langue agglutinante, les différentes indications grammaticales s’obtiennent par l’agglutination d’éléments constants, dans un ordre réglé mécaniquement, qui viennent s’ajouter à un radical chargé sémantiquement. Soit un mot signifiant « jardin » dans une langue agglutinante ; on lui adjoindra à l’envi des marques telles que « locatif » et « pluriel » et la combinaison obtenue s’interprètera « dans les jardins ». Le latin avec ses désinences fonctionne de façon comparable, sauf que le modèle est moins analytique et plus synthétique : dans –ārum sont condensées solidairement les indications « génitif » (impliquant par exemple « complément du nom ») et « pluriel », peut-être même « féminin » s’il s’agit d’une finale d’adjectif (auquel cas la désinence est automatiquement prédéterminée par celle du substantif auquel s’accorde l’adjectif), le tout d’une manière telle qu’on ne peut pas déterminer de frontière entre ces différents morphèmes grammaticaux.

En latin, c’est la finale du mot qui donne les indications syntaxiques, finale qu’on appelle la « désinence », la partie par laquelle le mot « cesse » (de desinere « cesser »). Cela n’a rien d’universel et on peut très bien concevoir des modèles de langues flexionnelles qui fléchissent le début ou le milieu du mot. On verra en tout cas plus loin que ce marquage mécanique de la (des deux) dernière(s) syllabe(s) a eu de lourdes conséquences sur le devenir du système désinentiel.

2. L’héritage indo-européen

Le latin a hérité un système à huit cas de l’indo-européen. En plus des six cas traditionnels, nominatif, vocatif, accusatif, génitif, datif et ablatif, l’indo-européen (continué strictement à cet égard par le sanskrit, langue octocasuelle) connaissait aussi le locatif et l’instrumental. Le latin a gardé des traces du locatif mais ignore l’instrumental. C’est néanmoins une des langues indo-européennes les plus conservatrices à cet égard, plus que le grec qui ignore le locatif, l’instrumental et l’ablatif.

D’emblée on constate donc que, sur ce plan comme sur les autres, la langue est en perpétuelle évolution. Puisque le latin est passé de huit à six cas, le grec de huit à cinq, etc., à partir du même modèle ancestral, on est en droit de supposer que l’indo-européen que nous reconstruisons par la comparaison de ses langues-filles est lui-même le résultat d’une évolution à partir d’un archétype plus ancien où il pouvait y avoir davantage de cas (par exemple l’ergatif ou encore le partitif, qui laisse des traces spécifiques en latin sous l’appellation de « génitif » : pourquoi y a-t-il deux formes de génitif dans le paradigme de certains pronoms personnels ?). Mais une chose est sûre : même avec dix cas, on ne peut pas rendre compte de toutes les fonctions nominales possibles. Il n’y a qu’à voir le nombre de compléments circonstanciels possibles auquel aboutit l’analyse fonctionnelle standard (lieu, temps, manière, cause, but, etc.), celle à laquelle conduit une analyse plus raffinée encore (« complément de lieu » est une généralité qui recoupe des réalités différentes : lieu où l’on est, où l’on va, d’où l’on vient, par où l’on passe...), pour admettre qu’il faudrait prévoir, pour parer au plus pressé, au moins vingt-cinq formes différentes dans un paradigme idéal, c’est-à- dire biunivoque, dans lequel à une forme donnée correspond une et une seule fonction donnée et réciproquement. Certaines langues amérindiennes, d’ailleurs, très richement dotées à cet égard, prouvent qu’un système de ce type, très complexe a priori, est néanmoins viable. Avec sa grammaire reconstituée à huit cas, l’indo-européen se trouve donc dans une situation de demi-mesure qui n’a rien d’idéal : morphologie compliquée (un « mot » donné recouvre huit formes théoriques au singulier, autant au pluriel, autant au duel) pour une syntaxe qui reste relativement sommaire, puisque ces huit formes doivent se partager une trentaine de fonctions grammaticales possibles.

3. La refonte des cas indo-européens en latin : l’exemple de l’ablatif

Passant de huit à six cas (sans l’avoir prémédité, évidemment, et sans même s’en apercevoir), le latin accroît la complexité du système flexionnel qu’il a hérité en augmentant la densité fonctionnelle moyenne de chacun des tiroirs casuels. Ainsi les deux cas qui disparaissent, le locatif et l’instrumental, doivent-ils voir les fonctions qui leur étaient affectées prises en charge par un ou plusieurs cas subsistants. En l’occurrence, pour le latin, c’est l’ablatif qui s’est chargé de compenser la disparition des deux cas perdus. Ce phénomène de restructuration par fusion de plusieurs cas en un s’appelle le syncrétisme casuel. Ainsi, si les cinq autres cas représentent les valeurs qu’ils avaient dès l’indo-européen, l’ablatif latin est un cas syncrétique qui rend compte solidairement des (nombreuses) valeurs qui étaient celles de l’ablatif proprement dit, du locatif et de l’instrumental. Il faut donc toujours bien préciser à quel niveau on se place : en synchronie, le complément du comparatif, le complément de moyen ou le complément de lieu répondant à ubi ? se mettent tous à l’ablatif, mais en diachronie le premier représente un « ablatif ablatif », le deuxième un « ablatif instrumental » et le troisième un « ablatif locatif ».

Le mécanisme du syncrétisme est extrêmement complexe à comprendre : rien ne prédisposait des cas syntaxiquement très différents à fusionner. Et d’ailleurs le syncrétisme casuel qui a affecté le grec n’est pas isomorphe du syncrétisme latin, ce qui semble prouver que les langues casuelles ont tendance à évoluer vers un nombre moindre de cas mais que les moyens pour arriver à cet objectif sont arbitraires. La forme latine étiquetée « ablatif » en synchronie peut parfaitement procéder d’un ancien instrumental pour ce qui est de sa morphologie (ainsi pour l’ablatif en –e de la troisième déclinaison), mais pour ce qui est de sa syntaxe elle exprimera selon le contexte les valeurs qui étaient celles de l’instrumental ou du locatif ou de l’ablatif indo-européens. Dans certaines déclinaisons, on peut invoquer des situations d’homonymie entre cas différents. Par exemple au singulier de la deuxième déclinaison (historiquement la « déclinaison thématique », manifestement récente dans l’histoire de la morphologie indo-européenne), les formes spécifiques de l’ablatif (pour lequel on pose –ōd, forme attestée dans les textes et les inscriptions), de l’instrumental (pour lequel on pose –*ŏĕ) et du locatif (pour lequel on pose –*ŏi refait en –*ōi sur le modèle des féminins en –*āi) aboutissent toutes, selon des lois phonétiques propres au latin, à –ō : les formes du substantif dans ex atriō (ancien ablatif au sens strict), in atriō (ancien locatif au sens strict) et atriō (ancien instrumental, dans un énoncé tel que « ils conservaient de la fraîcheur dans la maison grâce à l’atrium ») sont devenus phonétiquement indistinctes. Mais la phonétique n’explique pas tout, car, dans ce même paradigme, le datif aussi (issu de –*oei) aboutit à –ō sans entraîner un syncrétisme datif-ablatif. Ce sont donc bien les valeurs syntaxiques des cas qui fusionnent, et même si, occasionnellement, des faits phonétiques peuvent être considérés comme phénomènes adjuvants, le syncrétisme est bel et bien une question de pure syntaxe. Et ses causes sont difficilement explicables.

Le syncrétisme fait de l’ablatif le cas le plus complexe du latin. On comprend que les Latins eux-mêmes aient eu du mal à décrire le fonctionnement du cas qu’ils appellent ablatiuus, et même qu’ils aient hésité sur le nombre des cas. Le « sixième cas », comme ils l’appellent parfois, concurremment avec « cas latin » (puisque les Grecs ne l’ont pas) est désigné ablatiuus dans certains de ses emplois, mais il est un « septième cas » dans d’autres, lorsqu’il est employé sans préposition (Voir par exemple le grammairien Pompée, dans CGL (Keil), tome 5, p. 171 ou Cledonius CGL 5, p. 12, ligne 3 : casus sunt sex : est et septimus casus ablatiui similis sine praepositione, ut ‘uelocior equus equo’, non ‘ab equo’. Tout le corpus des grammairiens latins est désormais accessible en ligne sur le site kaali.linguist.jussieu.fr/CGL/).

Chez certains grammairiens latins, on oppose donc artificiellement le septième cas qu’on décèle dans le complément du comparatif doctior Petro en langue lassique) à l’ablatiuus qu’on trouve (en latin tardif) dans doctior ab Petro3. Mais les Latins qui procèdent ainsi changent subrepticement d’angle d’attaque et confondent la liste des cas avec la liste des fonctions. Et encore s’agit-il plutôt d’emplois (avec ou sans préposition) que de fonctions car, en l’espèce, le complément du comparatif, qu’il s’exprime avec ou sans ab, procède de la valeur fondamentale d’origine qui est celle de l’ablatif indo- européen proprement dit.

Il n’est pas question ici de faire une grammaire des cas. On se reportera, si on le souhaite, aux grammaires d’usage et à des ouvrages plus linguistiques ((Voir Guy Serbat, L’Emploi des cas en latin, Volume 1 : Nominatif, Vocatif, Accusatif, Génitif, Datif, 1996. Le tome 2, qui devait être consacré à l’ablatif et aux tours prépositionnels, n’est jamais paru. On peut donc continuer pour l’ablatif à utiliser Louis Prat, Morphosyntaxe de l’ablatif en latin archaïque, 1975. On se référera aussi avec intérêt aux pages qu’Ernout et Thomas consacrent à la question dans leur classique Syntaxe latine, chez Klincksieck).

 Mais traquons à grands traits la « logique » du cas ablatif en latin. Inutile de lui chercher une valeur unitaire, puisqu’il assume les valeurs anciennes de l’ablatif, du locatif et de l’instrumental. Il a donc trois valeurs fondamentales, qu’on peut appeler « ablatif ablatif », « ablatif locatif » et « ablatif instrumental ».

• L’ablatif indo-européen est initialement un cas concret qui indique un point de départ : le mot latin à l’ « ablatif ablatif » marque donc l’origine d’un procès. Il est par là même fondamentalement adapté à l’expression des compléments de lieu impliquant la provenance (la question unde ?) : redeō Rōmā « je reviens de Rome ». Par métonymie du lieu au temps, il est également approprié à l’expression des compléments de temps impliquant une période à partir de laquelle un procès se déroule : ā puerō « depuis l’enfance ». Par métaphore, c’est également de cette idée d’origine que découlent plusieurs emplois de l’ablatif : le complément d’agent du passif est ainsi l’origine actantielle du procès (Gallī uictī sunt ā Caesare : c’est César la source du procès ‘vaincre’) ; le complément de cause marque l’événement dont découle un autre (interiit fame « il est mort de faim ») ; le complément du comparatif exprime le parangon à partir duquel s’établit une comparaison (Paulus doctior est Petro s’interprète littéralement « en prenant Petrus comme point de départ, Paulus est plus savant »). C’est encore l’ « ablatif ablatif » qui sert dans les compléments de verbe indiquant le manque, ce dont on est privé (careō + abl.). Comme on voit, les rapports grammaticaux sont sujets aux mêmes accidents que le lexique : métonymie, métaphore, association d’idées.

• le locatif indo-européen sert essentiellement à déterminer le lieu en soi et pour soi, celui qui n’est ni l’origine d’un mouvement (qui relève de l’ablatif), ni le point d’arrivée (accusatif), ni le point de passage (plusieurs expressions possibles). En indo-européen, comme encore en sanskrit, tous les mots sont susceptibles d’être employés au locatif : si l’on est « dans son jardin » ou « sur son cheval », on est exactement dans le cas de figure envisagé, et c’est le locatif qui s’impose. En latin, le locatif est résiduel et n’existe que de façon figée dans quelques noms communs de lieu et dans des noms de villes ou de petites îles répondant à des critères morphosyntaxiques précis (sum Rōmae « je suis à Rome »). Partout ailleurs, c’est une forme d’ « ablatif locatif » qui s’impose. C’est de cet emploi fondamental que relève le complément de lieu de type ubi ? : sum Carthagine « je suis à Carthage », sum in hortō « je suis au jardin » ; de l’espace au temps, on en arrive à l’expression de la date en soi et pour soi (question quandō ?) : Kalendis Martiis « le 1er mars ». Ces compléments peuvent être l’objet de précisions locales ou temporelles. Certains évoquent même un « huitième cas » pour rendre compte des situations où l’on trouve un datif dans la sphère de l’accusatif (it clamor caelo, « la clameur monte au ciel »). diverses, qui sont données par des prépositions spécialisées : sub mensā « sous la table », sub brūmā « aux alentours du solstice d’hiver ». Et par métaphore, des situations qui ne relèvent ni du lieu ni du temps se comportent de façon imagée de la même façon : de même qu’un objet peut se trouver « sous une table » (pur complément de lieu), de même une personne peut se trouver « sous l’aspect » d’une autre (sub specie). Etc.

• l’instrumental en indo-européen servait à caractériser le moyen de réaliser le procès ou le complément d’accompagnement. L’ « ablatif instrumental » latin sert donc à l’expression du complément de moyen : ariete moenia ēuerterunt « ils abattirent les remparts avec un bélier » ; du complément d’accompagnement : cum amīcō ambulat « il se promène avec un ami » ; du complément de manière, senti comme une « circonstance accompagnante » : uēnit maximō cum gaudiō « il est arrivé avec une très grande joie ». Le moyen, métaphoriquement, peut être un lieu de passage par lequel on va d’un point à un autre : ingressus est portā Capēnā « il est entré par la porte Capène », ou un espace de temps nécessaire à la réalisation de quelque chose : decem annīs Trōiam uīcerunt « ils ont vaincu Troie au bout de dix ans ». Comme complément de verbe, il se trouve dans la sphère de verbes impliquant l’idée d’utilisation : utor + abl.

Il est clair qu’un tel système à l’ablatif était devenu très confus. Il est paradoxal de constater que la grammaire latine connaît des raffinements subtils dans l’expression des circonstants de lieu, selon qu’il faut exprimer un lieu de destination (quō ? impliquant une réponse à l’accusatif), un lieu en soi et pour soi (ubi ? impliquant une réponse au « locatif »), un lieu d’origine (unde ? impliquant l’ « ablatif » proprement dit), un lieu de transit (quā ? impliquant dans certaines situations une réponse à l’ « instrumental »), etc., mais que la plupart de ces distinctions sont abolies par la morphologie : l’ablatif (au sens latin) se trouve de fait dans le champ des questions ubi ? (sum Athēnīs, « je suis à Athènes »), unde ? (redeo Athēnīs, « je reviens d’Athènes ») et quā ? (ibam forte uiā Sacrā, « je me trouvais passer par la voie Sacrée »). Certes, le contexte est souvent suffisant : ce qui clarifie la valeur de l’ablatif dans les deux énoncés sum Athēnīs et redeo Athēnīs, c’est bien sûr le sens du verbe. Mais on voit, dans toute l’histoire de la langue latine, émerger des stratégies pour désambiguïser le propos. Notamment, des prépositions spécialisées tendent à accompagner, dans le cadre d’un morphème discontinu, la désinence casuelle : un syntagme comme ex –ō (de même avec ab ou de) aiguille nécessairement vers les valeurs d’origine ou d’éloignement, in/sub –ō vers des valeurs locales, cum –ō vers des valeurs sociatives.

4. L’évolution et la ruine du système

Ce rôle accru de la préposition à des fins sémantiques va finir par être un élément crucial dans le mécanisme de la ruine du système casuel. En effet, vers le cinquième siècle de notre ère, la prononciation du latin se relâche continument et se différencie d’un territoire à l’autre. C’est le début de la dialectalisation pré-romane. En Gaule du Nord, les différences de quantité entre voyelles longues et brèves se sont estompées ; la syllabe initiale et la syllabe tonique sont prononcées avec une force importante qui contribue à affaiblir les syllabes atones. Or la désinence casuelle n’est qu’exceptionnellement sous l’accent. Il devient difficile à l’oreille de distinguer l’une de l’autre des formes casuelles comme consulis et consulēs ou dominum et dominō. On constate donc, dans les textes et les inscriptions de bas niveau, d’une part le remplacement fréquent de tournures non prépositionnelles par des syntagmes prépositionnels, de cas directs comme le génitif ou le datif par des tours en ad ou de, et aussi d’innombrables erreurs dans le choix des cas régimes de préposition, l’accusatif tendant à remplacer tous les cas. Ainsi le monstrueux de suos fratres est-il l’exact ancêtre du français « de ses frères ». A ce stade, la langue est mûre pour passer au système bicasuel des langues romanes médiévales, qui opposent un cas-sujet issu du nominatif à un cas-régime issu d’un accusatif super- syncrétique. Encore quelque siècles, pour laisser à l’ordre des mots le temps de devenir un pur critère syntaxique, et on finira par se passer de toute déclinaison, à quelques résidus près.

Christian Nicolas, professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3. Spécialiste de linguistique latine, de bilinguisme latin-grec, et des commentaires antiques.

Mots clés : cas ; morphosyntaxe ; déclinaison ; syncrétisme ; flexion ; indo-européen

Quelques pistes bibliographiques :

Guy SERBAT, L’Emploi des cas en latin, Volume 1 : Nominatif, Vocatif, Accusatif, Génitif, Datif, Grammaire Fondamentale de Latin, VI, Peeters, Louvain-Paris, 1996.

Louis PRAT, Morphosyntaxe de l’ablatif en latin archaïque, Belles Lettres, Paris, 1975.

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