C’est une pratique courante au XVIè. Elle permet de mettre le discours sous une autorité incontestable, et elle a une fonction ornementale (ce qui explique le nombre de florilèges qui sont des répertoires de citations).
Montaigne reprend à son compte cette pratique mais en détournant l’usage - cf. III, 12 p.1056 :
« Parmi tant d’emprunts je suis bien aise d’en pouvoir dérober quelqu’un, les déguisant et difformant à nouveau service. Au hasard que je laisse dire que c’est par faute d’avoir entendu leur naturel usage, je lui donne quelque particulière adresse de ma main, à ce qu’ils en soient (= afin qu’ils en soient) d’autant moins étrangers »
1. Typologie
A- Mode d’inscription
Citer, c’est rapporter la parole d’autrui textuellement. La citation en latin crée un effet de distance surtout quand elle est détachée du texte ; donc il faut regarder si elle est intégrée au texte, si elle lui est liée syntaxiquement, ou si on peut la supprimer.
Montaigne peut se l’approprier en lui donnant une traduction (et dans ce cas il faut vérifier la traduction ! car une petite déformation peut éclairer l’ensemble d’un paragraphe).
Il peut l’insérer entre des parenthèses, ou encore en faire la paraphrase en reformulant la parole d’autrui dans ses mots à lui.
B- Deux fonctions : argumentative ou ornementale
La citation d’autorité apporte son appui à une thèse non seulement par l’autorité de son auteur mais en fonction de sa qualité expressive et persuasive (cf. une sentence). Donc on la voit souvent en conclusion d’un argument. Elle peut alors apporter un éclat poétique (cf. la fin de l’essai 13)
Cependant si Montaigne cite beaucoup, il revendique aussi en dépit de ces ajouts constants de citations qu’il fait à son propre texte, sa voix propre et donc la citation va concourir à son projet de se montrer.
2. Refus de la citation d’autorité
A- Refus de l’autorité
Citer un auteur n’est pas lui reconnaître de l’autorité : en III, 12, Montaigne critique la pratique de la citation : c’est un abus qui sert « à piper le monde », un abus de pouvoir dans la mesure où elle est un masque : l’autorité dont on se réclame montre l’absence, ou le travestissement de la pensée personnelle. Ainsi Montaigne désacralise la citation : souvent citée justement pour être récusée. Ou bien alors c’est pour opposer les autorités les unes aux autres pour en montrer l’invalidité. Il est ainsi le maître de sa matière, et le seul juge de la validité de ses citations (de même qu’il mettra à côté d’exemples « historiques » des exemples tirés de sa propre expérience personnelle).
Enfin l’effacement du nom de l’auteur participe de cette désacralisation.
B- La recherche de soi
Cette attitude participe de cette recherche de l’intériorité, de sa voix propre, qu’il ne veut pas étouffer. Il ne veut utiliser les citation qu’à condition (III, 12 p. 1055) que « ces parements empruntés » ne le « couvrent » ni ne le « cachent » : « C’est le rebous de mon dessein, [moi] qui ne veut faire montre que du mien… etc.) et, plus loin, « pratiquer ces pastissages (= mélanges, et aussi pâtisseries), c’est « acheter ou emprunter un livre, ce n’est pas le faire ».
Mais si malgré tout, Montaigne recourt si souvent à la citation, c’est parce que la recherche de soi passe par un dialogue à travers lequel on s’approprie le discours d’autrui : « Je ne dis les autres sinon pour d’autan plus me dire ».
Ainsi la pratique de la glose s’inverse : au lieu d’expliquer ou de commenter la citation, c’est au contraire la citation qui glose le texte, ou qui révèle souvent le plus cru, le plus intime, ce qui aurait pu être le plus sujet à censure.
3. L’appropriation de la citation
La citation implique un choix : du texte d’autrui et du lieu où elle va s’insérer : en général les citations sont si fréquentes et si étroitement imbriquées au texte (cf. le « stercus cuique suum bene olet » de III 8) qu’il s’agit quasiment d’un livre « bilingue » avec deux textes juxtaposés, tous deux intégrés à tout moment à la même conscience et à la même intentionnalité.
Ce qui fait donc le prix de l’emprunt, c’est la façon dont il est inséré (cf. quand deux citations se suivent comme si c’était du même auteur alors que ce n’est pas le cas) et qui souvent lui donne une signification bien différente de sons sens d’origine (cf. en III 9 quand Sénèque est cité pour justifier l’absence de résistance à la douleur !).
Très souvent la citation a une fonction séminale ou génétique (cf. l’essai 8 où une grande partie du développement vient de la citation sur le « fumier/ordure » (le « stercus » p. 929) qui entraîne le « derrière » puis « bon nez… notre ordure » et donc à une connaissance de soi qui se réduit à mettre le nez dans son caca, nouvelle formulation du « connais-toi toi-même ».
Ainsi la citation fonctionne-t-elle souvent comme une excitation en donnant l’occasion de réagir et de placer sa voix propre.
Et le moi en vient à prendre la place de l’autorité (ainsi la logique de Port-Royal condamne Montaigne qui use de la citation pour établir son moi, et donc révèle son absence totale d’humilité.
Par la citation, Montaigne a réussi à se dire en recourant à la parole d’autrui. Par où l’on retrouve les trois temps de la réflexion, et du retournement à l’œuvre dans les Essais :
- une expression,
- qui passe par la dépendance de la citation,
- pour devenir réellement libre.