Quelques pistes bibliographiques :
Sylvain AUROUX, La révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga, 1994 Marc BARATIN, La naissance de la syntaxe à Rome, Paris, Éd. de Minuit, 1989.
Marc BARATIN, Bernard COLOMBAT & Louis HOLTZ, Priscien, Transmission et refondation de
la grammaire, de l’Antiquité aux Modernes, Tunhout, Brepols, 2009.
Marc BARATIN & Françoise DESBORDES, L’analyse linguistique dans l’Antiquité classique, 1.
Les théories, Paris, Klincksieck, 1981.
Bernard COLOMBAT, La grammaire latine en France à la Renaissance et à l’âge classique,
Théories et pédagogie, Grenoble, ELLUG, 1999.
Françoise DESBORDES, Idées grecques et romaines sur le langage. Travaux d’histoire et
d’épistémologie, Lyon, ENS Éditions, 2007.
Louis HOLTZ, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical, Étude sur l’Ars Donati et
sa diffusion (IVe -IXe siècle) et édition critique, Paris, CNRS, 1981.
Les débuts de l’enseignement de la grammaire à Rome
Les Latins aimaient bien les anecdotes. L’une d’entre elle est traditionnellement utilisée pour signaler l’introduction de la grammaire à Rome qu’on fait remonter à un séjour prolongé qu’y fit le savant grec Cratès de Mallos. Venu de Pergame en mission auprès du Sénat en 159 av. J.-C., il se cassa la jambe dans un égout (n’oublions pas que les Romains ont inventé ce qu’on appelle aujourd’hui pudiquement l’« assainissement », c’est-à-dire le traitement des eaux usées) et il occupa sa convalescence à faire sur la grammaire des conférences qui intéressèrent les Romains.
Il est bien évident que les Romains avaient auparavant mis en place un système éducatif, dans lequel l’apprentissage des lettres et des chiffres (c’est la même chose, puisque les chiffres « romains » sont représentés par des lettres) occupait la première place. Comment se représenter cette école ? Au départ, un litterator (de littera, le mot latin pour « lettre ») ou grammatistes (de gramma, le mot grec pour la « lettre »), fort mal payé, enseigne la litteratura (la graphie), les syllabes, la lecture et l’écriture (calligraphie), le calcul à des enfants de 7 à 11 ans, dans une boutique (pergula), souvent sur les portiques du forum : une simple tenture (velum) isole l’école de la rue, les enfants sont assis sur des escabeaux sans dossiers et écrivent sur leurs genoux ; le maître est assis sur une chaise (cathedra), surélevée sur une estrade (Voir la synthèse de J. Meyers).
Prend le relais un grammaticus, un enseignant subalterne attaché à une grande famille ou à une école, esclave ou affranchi, souvent d’origine étrangère, et de langue grecque, d’où le caractère dès le départ bilingue de la grammaire, nous y reviendrons. Ce grammaticus récupère les élèves de 12 à 16 ans et leur enseigne les grands auteurs : Virgile avant tout (mais à partir de... Virgile ! c’est Ennius qui occupe sa place à l’époque républicaine), mais aussi Térence, Salluste (un historien), Cicéron (un orateur). La grammaire se divise en methodice (explication de la bonne langue) et historice (explication des poètes classiques) : on fait des exercices de déclinaison (avec l’adjectif démonstratif hic, haec, hoc promu au rang d’article) et de conjugaison ; on étudie des idiotismes, des constructions ; on dresse des répertoires de défauts (uitia) et de figures (schemata ou figurae).
Ce qui est le plus remarquable dans cette école, c’est qu’on étudie les auteurs selon une progression très fixée : (1) comme en grec, lecture expressive d’un texte qui a été corrigé (emendatio, car les copies de qualité médiocre, souvent fautives) dont les mots ont été séparés et qui a reçu une ponctuation (distinctio), avec des signes spéciaux pour noter les mots liés ou séparés, l’accent, la quantité, les pauses (adnotatio) ; (2) praelectio, lecture expliquée (litt. « lecture préalable ») : le maître lit le texte le premier en l’expliquant, puis c’est au tour de l’élève ; (3) ensuite le texte est appris par cœur et récité ; (4) explication, enarratio, sous deux formes : commentaire de la forme (uerborum interpretatio), commentaire du fond (historiarum cognitio [connaissance de tout ce que raconte le texte étudié]) ; (5) explanatio : expliquer le rythme du vers, les mots rares ou difficiles (glossemata), les tournures poétiques, avec un détail qui nous paraît fastidieux : les Partitiones duodecim versuum Aeneidos principalium de Priscien comportent 56 pages d’explication pour les 12 premiers vers de chaque chant de l’Énéide ! Cette méthode d’explication se maintiendra pendant des siècles : jusqu’au XVIIe siècle, dans les collèges jésuites de l’Europe, la praelectio reste l’exercice de référence.
Les premiers témoignages d’un intérêt pour la langue
La structuration de cette école n’empêche pas l’intérêt pour la langue elle-même, ce qu’on appelle aujourd’hui la « linguistique ». Cet intérêt commence très tôt, si l’on en croit les témoignages ressemblés par G. Funaoli en 1907 dans un recueil intitulé Grammaticae Romanae Fragmenta. On y trouve rassemblé tout ce qui, dans les premiers textes latins, relevait de près ou de loin d’une démarche métalinguistique. Dès ses origines, le latin a un vocabulaire métalinguistique pour rapporter des paroles, les paraphraser (ex. des verbes signifiant « dire », « parler », des substantifs désignant la parole ou les mots), mais il y a loin de là à une étude systématique de la langue. Le recueil de Funaioli manifeste chez les Romains un intérêt pour les « mots » difficiles, à l’usage des spécialistes (poètes, « annalistes » [nos historiens, qui portent ce nom car ils découpent le passé « par année »], juristes, « antiquaires », qui collectionnent non pas de vieux meubles... mais de vieux mots). On y voit à l’œuvre ce qui relève de la différenciation : la traduction d’un mot d’une langue à l’autre, des équivalences, sous la forme de traduction dans une langue plus courante, la distinction de synonymes (ne pas confondre amor et cupido, properare et festinare). On y trouve aussi des étymologies (ainsi, selon le poète Naevius cité par Varron, « le terme Aventin [Auentinus, une des sept collines de Rome] vient de aues ‘oiseaux’, parce que les oiseaux s’y rendaient depuis le Tibre »). Mais il faut noter l’aspect occasionnel, au coup par coup, de ces réflexions, suscitées à l’occasion d’une argumentation historique ou juridique, mais qui n’ont rien de systématique.
En fait, tout cela relève de la curiosité, une louable curiosité, plus que de la science. Car la science linguistique est bien inutile : à quoi bon mettre au point laborieusement des règles que l’esprit utilise spontanément de manière quasi parfaite depuis l’âge de 3 ou 4 ans ? De plus, les Latins sont conscients de la déficience de ces règles, et Quintilien disait : Aliud esse grammatice, aliud Latine loqui. « Une chose est de parler (le) grammairien, c’en est une autre que de parler (le) latin », ce qui veut dire que tout excellent grammairien que vous puissiez être, vous n’arriverez pas à reconstituer une pratique de la langue, si vous ne la connaissez pas de l’intérieur, et les règles de la grammaire, si sophistiquées soient-elles, ne parviendront jamais à rendre totalement compte du fonctionnement d’une langue.
Utraque lingua « l’une et l’autre langue » : un transfert de technologie
La grammaire à Rome est une importation grecque. Le latin a pu être décrit de façon systématique à l’aide de catégories mises au point pour le grec. Ce travail a peut-être été entrepris par des Grecs, et ceux qui l’ont poursuivi étaient souvent d’origine grecque. En fait, on peut parler d’« internationale des techniciens » (l’expression est de Paul Veyne) : « Cette technique grammaticale ‘marchait’ pour le latin et les Latins l’ont reprise à leur compte. » (DESBORDES 2007 : 217). Comme pour les techniques modernes, on peut parler de « transfert de technologie » : aujourd’hui, on transfère la fabrication des TGV d’Europe en Chine, hier on transférait la technologie de l’analyse de la langue de Grèce à Rome. On peut être étonné par ce terme de « technologie » : en fait, comme un marteau qui prolonge la main de l’homme et la rend plus efficace, la grammaire est bien un « outil » d’analyse de la langue,
au même titre que d’autres outils (l’écriture au premier chef, mais aussi les listes de mots bilingues, les lexiques, les dictionnaires, les méthodes de langue, etc.). Sylvain Auroux a proposé le terme de « grammatisation » pour désigner le développement de cet outillage spécifique à l’étude, à l’analyse et à l’apprentissage des langues. Dans la tradition occidentale, les inventeurs de ces premiers outils sont incontestablement les Grecs. Reconnaître qu’un mot est composé d’éléments ou de lettres, dire que ces éléments ou ces lettres s’associent en syllabes (syllabē, « assemblage »), que ces syllabes se constituent en mots, que ces mots se divisent en « noms » (onomata en grec, nomina en latin) et en verbes (rhēmata en grec, verba en latin), que des phénomènes complexes affectent ces noms et ces verbes (ce qu’on appellera les « accidents » des parties du discours), dire que noms et verbes se constituent en énoncé (logos en grec, oratio en latin), comme l’ont fait Platon et Aristote, c’est développer progressivement un ensemble de concepts et de termes associés qui constitue bien un « outillage » promis à un brillant avenir puisqu’il servira, beaucoup plus tard, à cette époque de formidable expansion qu’est la Renaissance, à la grammatisation de la plupart des langues du monde. En Europe, la langue grecque a servi à la création des outils linguistiques, la langue latine a servi à leur expansion et à leur généralisation à l’échelle du monde.
Un concept essentiel est celui de utraque lingua « l’une et l’autre langue ». À la fin du IIe siècle av. J.-C., les Romains adoptent la grammatikē grecque, ce qui correspond à une naturalisation de la grammatica et du grammaticus. La grammaire se greffe alors sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture qui existait déjà auparavant. Avant tout, il s’agit d’une science des textes : comment les établir et les interpréter. Mais cela n’empêche l’intérêt théorique pour la langue en général : constamment préoccupés par la comparaison avec le grec, utilisant les mêmes instruments d’analyse, les grammairiens latins cherchent à étudier les caractéristiques du langage en général à travers l’exemple du latin, « en quoi on peut dire que si les grammairiens grecs ‘faisaient’ du grec, les grammairiens latins ‘font’ de la linguistique » (DESBORDES 2007 : 241).
Varron
Un bel exemple d’étude théorique du latin est fourni par l’entreprise de Varron dans son De lingua Latina. L’ouvrage, composé à l’époque de Cicéron, comportait vingt-cinq livres dont six seulement subsistent. L’entreprise de Varron, annoncée en deux endroits du De lingua Latina, est triple : (1) il faut examiner « comment les mots ont été attribués aux choses » ; (2) « comment ces mots sont fléchis selon les ‘cas’ (un terme plus large que son acception courante, voir question 19) » ; (3) « comment ils sont associés ».
Il en résulte un traitement en trois parties : (1) l’impositio des mots sur les choses (livres I à VII), qui peut être étudiée par l’étymologie (il nous reste les livres V à VII) ; (2) la declinatio (livres VIII à XIII ?), qui relève de l’analogie et ramène à un nombre réduit de modèles réguliers la variété des formes (il nous reste les livres VIII à X) ; la coniunctio (livres XIV à XXV), qui consiste dans la liaison des mots, partie dont on ne sait rien, mais qui correspond sans doute ce que nous traitons par la syntaxe.
Le De lingua Latina occupe une place à part dans la production grammaticale, du fait que Varron utilise une terminologie spécifique et encore floue et que l’ouvrage n’a pas été conçu et utilisé dans le cadre scolaire, ce qui explique qu’il n’a été que partiellement conservé. Varron y met en œuvre une conception germinatoire du lexique dans laquelle la derivatio est sans doute plus importante que l’impositio, car c’est du côté de la première qu’il faut chercher la régularité, l’analogie, notamment sous la forme du rapport proportionnel qui fait comparer les termes par couple. La derivatio est elle-même double, se subdivisant en
derivatio uoluntaria (morphologie dérivationnelle, nos suffixes) et en deriuatio naturalis (morphologie flexionnelle, nos désinences), les mots eux-mêmes pouvant être « féconds » (comme les noms ou les verbes) ou « stériles » (comme beaucoup d’adverbes, etc.).
Les artes
En fait la grammaire latine, telle qu’elle s’est constituée et transmise, apparaît surtout dans le Corpus grammaticorum Latinorum (disponible en ligne sur le site : http:// kaali.linguist.jussieu.fr/CGL/) rassemblé par Heinrich Keil à la fin du XIXe siècle. Ce corpus rassemble des textes qui datent surtout de la fin du IIIe siècle (Sacerdos) et du IVe siècle (Charisius, Diomède, Donat), en leur adjoignant la somme de l’Ars Prisciani composée au début du VIe siècle. Comment est alors conçue une grammaire ? C’est un « traité technique », ars (grammatica) en latin, du nom par lequel les Latins ont traduit le grec tekhnē (grammatikē). C’est un héritage, le prédécesseur étant Denys le Thrace (Ier s. av. J.-C.) dont la Tekhnē a structuré toute la tradition grecque et, du fait de sa traduction dans de nombreuses langues, d’autres traditions. Une tekhnē ou une ars contient essentiellement une partie phonétique organisée autour de la lettre, un traitement des parties du discours (merē tou logou en grec, partes orationis en latin) et des « accidents » qui les affectent, plus des éléments variables, notamment des considérations sur les défauts et les figures, constamment associés du fait que la figure est conçue comme un « défaut excusé ». C’est dans le premier livre de l’Institution oratoire de Quintilien (à la fin du Ier s. ap. J.-C.) qu’on trouve le premier schéma attesté d’une ars grammatica, schéma qui présente, du fait d’une structure qu’on a qualifiée de « pyramidale », une très grande souplesse : l’auteur passe d’un sujet à un autre en entrant plus ou moins dans le détail selon la complexité de la matière qu’il traite.
Le corps essentiel d’une grammaire est alors constitué par le traitement des parties du discours. Comme les Grecs, les Latins en reconnaissent huit, l’article des Grecs étant remplacé par l’interjection, elle-même extraite de la catégorie de l’adverbe : nomen, pronomen, uerbum, aduerbium, participium, coniunctio, praepositio, interiectio. Tel est l’ordre de traitement chez Donat, mais cet ordre varie et fait l’objet de commentaires (Holtz 1981). Le texte consacré à chaque partie du discours propose une définition, associée à des exemples, puis une liste d’« accidents ». Sous ce terme, on trouve des éléments divers, mais qui correspondent à peu près à ce que nous appelons les « catégories linguistiques », telle que le genre, le nombre, le cas, le temps, la voix, la personne, etc. Ainsi, à titre d’exemple, chez Donat : Nomini accidunt sex [litt. au nom échoient six <choses>], qualitas, conparatio, genus, numerus, figura, casus, et : Verbo accidunt septem [litt. au nom échoient sept <choses>] : qualitas, coniugatio, genus, numerus, figura, tempus, persona.
Donat
Parmi ces artes, l’une se détache, celle de Donat, car elle servira de base à l’étude du latin, puis de modèle à l’étude des autres langues. Donat dédouble son Ars de Donat en deux parties, ultérieurement appelées Ars minor, ars maior, la première résumant, sous forme de questions/réponses (erotemata) le livre II de la seconde, la seconde associant un traité de phonologie du latin, un traitement des parties du discours (sous forme « pyramidale », c’est-à- dire par sous-classifications successives, permettant d’approfondir les points les plus délicats) et un troisième livre consacré aux « vices » et figures de l’énoncé. C’est incontestablement le modèle de Donat qui a dominé, sans doute pour sa clarté, pour son sens de la synthèse, et peut-être aussi pour son dédoublement en traité simplifié et traité plus complet permettant
deux niveaux d’utilisation. En tout cas, l’Ars de Donat est le manuel de référence pendant tout le Haut Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance, malgré la concurrence progressive de Priscien.
Priscien
Ce dernier est un grammairien de Constantinople qui élabore dans les années 525, à l’usage des Grecs, un ouvrage qui s’appelait à l’origine Ars Prisciani, mais qui a été divulgué sous le nom d’Institutiones grammaticae. C’est un traité massif, associant à deux livres de phonétique quatorze livres consacrés aux parties du discours et deux livres dédiés à la « construction » (syntaxe). Ce sont ces deux derniers livres (XVII et XVIII, appelés au Moyen Âge « Priscien mineur » par opposition aux 16 précédents, appelés « Priscien majeur », du simple fait de la différence de taille) qui feront la renommée des Institutions Grammaticales : il s’agit du premier ouvrage grammatical complet du monde occidental, associant une phonétique, une morphologie et une syntaxe. Cette dernière est largement inspirée par le traité Peri syntaxeos élaboré par Apollonius Dyscole au IIe siècle ap. J.-C. Du fait de cette complétude, associant pour la première fois à une étude exhaustive de la morphologie du latin un traité syntaxique, l’ouvrage de Priscien connut un succès phénoménal (plus de 800 manuscrits). Cette syntaxe est l’apport le plus original, car elle constitue une nouveauté dans un univers latin qui se contentait, pour évoquer l’assemblage des mots, d’un traitement par défauts et figures ; elle est construite sur une double grammaticalité, la première étant l’ensemble des contraintes imposées a priori par les constituants de l’énoncé, la seconde étant le « système du sens » qui l’emporte sur la première : si un énoncé est intelligible, même s’il ne satisfait pas aux contraintes de la combinatoire des mots, il est correct, car « l’intelligibilité prime sur la grammaticalité » (Baratin, 1989). Ce texte était ignoré à la fin de l’antiquité, mais il a été redécouvert par les médiévaux, d’abord les Carolingiens (Alcuin, le grammairien de Charlemagne), puis les grammairiens du XIIe siècle, et il fait alors l’objet de commentaires, de traités entiers (comme la Summa super Priscianum de Pierre Hélie, vers 1140). Son influence sera durable et, au XVIIIe siècle, Priscien est encore considéré comme l’interlocuteur le plus recevable en matière de grammaire latine par les grammairiens de l’Encyclopédie (voir Baratin, Colombat, Holtz 2009).
Au Moyen Âge
L’histoire de la grammaire latine ne s’arrête évidemment pas avec l’Antiquité. Tant au Moyen Âge qu’à la Renaissance, ne manqueront pas les auteurs originaux qui apporteront une analyse renouvelée de la langue latine. Nous ne pouvons ici qu’évoquer quelques périodes ou quelques traits caractéristiques. La « Renaissance carolingienne » d’abord. Sous l’influence d’Alcuin (env. 735-804), le grammairien de Charlemagne, se développe une école fondée sur la grammaire. Il faut retrouver la latinitas, par delà les vulgarismes, les barbarismes, les romanismes. On corrige les manuscrits de l’époque mérovingienne, on réapprend déclinaisons et conjugaisons, les bonnes tournures, le vocabulaire. On relance une vie littéraire. On compose de nouveaux traités. Peu d’innovations théoriques, mais retour à un latin classique qui consacre la rupture entre la langue de Cicéron et cette nouvelle langue protéiforme, en cours de formation, mais surtout de diversification, qu’est la lingua romana.
De manuel scolaire destiné à étudier les textes classiques, l’Ars de Donat devient manuel de langue étrangère à l’usage de ces moines « insulaires » (notamment irlandais), celtophones, qui doivent apprendre le latin comme une langue étrangère et qui s’aident de l’ouvrage de Priscien, beaucoup plus complet. Ce sont ces moines, tel saint Colomban, qui viendront sur le continent fonder de nombreux monastères grâce auxquels de nombreux textesclassiques seront conservés et transmis.
De la maturité du Moyen Âge
On retiendra deux tendances. La première est une tendance spéculative qui envisage la grammaire comme universelle, car c’est le philosophe qui en cherche désormais les fondements. Cette tendance s’incarne notamment dans le « modisme », dont l’objectif est de définir l’essence des choses, en faisant abstraction du particulier, conformément à la Métaphysique d’Aristote, grâce aux « modes de signifier » qui non seulement servent à décrire de façon systématique les parties du discours, mais sont également utilisées comme « causes » de la construction et de la correction des énoncés. Cette grammaire élabore des notions extrêmement sophistiquées. On lui doit par exemple la séparation, dans la classe nominale, du « substantif » et de l’« adjectif », la distinction d’un « suppost » (suppositum) et d’un « appost » (appositum) qui permet une analyse en termes de fonctions, et non plus simplement en termes de classes de mot, ou encore la perfectionnement et la diversification de la notion de « transitivité », déjà à l’oeuvre chez Apollonius Dyscole et chez Priscien, mais qui, grâce à une sophistication croissante, permet aux médiévaux de construire une syntaxe complexe.
L’autre tendance, c’est le perfectionnement pédagogique qui amène à la construction des grammaires en vers, telles que le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu et le Grécisme d’Évrard de Béthune, deux manuels composés autour de 1200, extrêmement répandus au Moyen Âge et encore beaucoup édités à la fin du XVe siècle. L’idée qui préside à l’élaboration de ces manuels est que la prose grammaticale, notamment celle de Priscien, est diffuse, voire confuse, et que pour faciliter l’apprentissage, il faut la contraindre dans la forme versifiée qui, elle seule, permet une mémorisation sans faille. Le vers n’est donc pas un objectif esthétique, il est plutôt un procédé mnémotechnique qui permet de mémoriser exactement la forme et la règle. Naturellement, il doit être accompagné par un commentaire oral que doit faire le maître, et dont on trouve des versions écrites. En effet le vers qui doit dire le maximum sous la forme la plus économique, n’est pas forcément très aisé à comprendre, d’autant que certains mots du métalangage ne peuvent entrer dans l’hexamètre dactylique.
À la Renaissance et après
Les grammairiens de la Renaissance, quant à eux, tendent à rejeter cette grammaire médiévale présentée comme obscure, complexe (on critique vivement les « modes de signifier »), même s’ils héritent de plus de notions et concepts qu’ils ne le croient. Ce qu’ils refusent surtout, c’est l’abâtardissement d’une langue qui s’est bien éloignée du latin classique dont ils prônent le retour. Au XVe siècle, les grammaires de Guarino, Perotti, Sulpizio se présentent comme fidèles à Donat et Priscien, mais ne rejettent pas tous les acquis de la grammaire médiévale. Il s’agit d’ouvrages pédagogiques clairs et centrés sur la construction des verbes. Quant à Lorenzo Valla, dans ses six livres De linguae Latinae elegantia (1449), il appuie sur un énorme corpus d’auteurs classiques des remarques fines sur le choix des termes et sur le fonctionnement syntaxique du latin classique.
Aux XVIe et XVIIe siècles, les ouvrages de Jules-César Scaliger (De causis linguae Latinae, 1540), de Sanctius (Minerva, 1587), de Scioppius (Grammatica philosophica, 1628) et de Vossius (Aristarchus, 1662) ont des prétentions plus hautes. Il s’agit pour eux d’étudier les fondements (les « causes ») de la langue latine, en se livrant à une analyse critique systématique de la tradition antérieure et en tentant de réduire la complexité des phénomènes à quelques principes généraux, notamment dans le domaine de la syntaxe qui fait une large place à l’ellipse.
En France, à partir du XVIe siècle, c’est la grammaire du Flamand Jean Despautère qui est l’ouvrage le plus utilisé. Despautère a été accusé de suivre la grammaire médiévale représentée par Alexandre de Villedieu, de créer des règles versifiées obscures accompagnées de commentaires indigestes. C’est pourtant par son ouvrage, et à travers ses adaptations, que la jeunesse française a appris le latin. Pour cela, d’habiles adaptateurs, dont le plus connu est sans doute Jean Behourt, ont su rendre accessibles le texte du Hollandais, notamment en réorganisant les règles (dans un paragraphe intitulé ordo), en en explicitant le sens (dans un paragraphe intitulé sensus), et en les traduisant mot à mot ou syntagme par syntagme, ou encore en élaborant des versions interlinéaires, des systèmes chiffrés. L’élève, guidé par ce mélange des deux idiomes, s’imprégnait progressivement de la langue de Cicéron.
Mais c’est Claude Lancelot qui fournit pour la première fois une grammaire latine entièrement rédigée en français : la Nouvelle méthode latine, publiée en 1644, est encore bâtie sur le modèle de Despautère, mais, à partir de 1650 et des éditions ultérieures, régulièrement augmentées, elle fait une large place aux grammaires « causistes » et prépare la Grammaire générale et raisonnée qu’Arnauld et Lancelot publieront en 1660. À son apogée, la Nouvelle méthode latine est une somme d’érudition qui s’impose pendant près d’un siècle. Mais sa complexité (elle comporte notamment d’innombrables règles pour faire apprendre la morphologie) cédera la place à des méthodes simplifiées, comme celle de Du Marsais, qui déplacent la morphologie dans le lexique et proposent une analyse comparée du latin et du français, notamment sur la question de l’ordre des mots, un enjeu important de la réflexion linguistique au XVIIIe siècle.
La dernière étape est constituée par l’apport de la grammaire historique et comparative qui replace le latin dans une comparaison avec le latin et le sanscrit. C’est alors qu’on découvre par exemple en latin un cas appelé « locatif » que les grammairiens traitaient comme un génitif de lieu (par ex. Priscien) ou tentaient d’expliquer par l’ellipse d’un syntagme prépositionnel introducteur de ce génitif (Sanctius et Lancelot). Une autre rationalisation se met alors en place, selon des principes plus conformes à la nouvelle science qui émergeait alors, pour aboutir à la grammaire qu’on connaît aujourd’hui.
Bernard Colombat
(Université Paris Diderot UMR 7597 « Histoire des Théories Linguistiques ») Spécialiste d’histoire des théories linguistiques, notamment de la grammaire latine et de son transfert à la première grammaire française.
Mots clés : accidentia, constructio, educatio, grammatica, littera, partes orationis. catégories linguistiques, enseignement, grammaire, morphologie, parties du discours, phonétique, syntaxe