Épisode 1 : Un cheval fabuleux Les aventures de Bellérophon racontées par Nathaniel Hawthorne et lues par Lucas Wolfersberger

Nathaniel Hawthorne,
Le Livre des merveilles, contes pour les enfants tirés de la mythologie, volume 1,
traduit de l'anglais par Léonce Rabillon, 1858 (revu A. C.), histoire 6, "La Chimère"

Nathaniel Hawthorne (1804 - 1864) est un célèbre écrivain américain, auteur de nouvelles et de romans.

En 1851, il publie A Wonder-Book for Girls and Boys ( "Un livre-merveille pour filles et garçons" ) : une collection de six courtes histoires inspirées de grands mythes grecs.

Un nouveau livre, paru en 1853 sous le titre Tanglewood Tales for Boys and Girls, another wonder-book, comporte six nouveaux récits mythologiques. L’ensemble est traduit en français sous le titre de "premier" et "second" Livres des Merveilles.

Il était une fois, à une époque qui se perd dans la nuit des temps, une fontaine dont la source jaillissait d’une colline de la Grèce, ce pays des merveilles ; autant que je puis le savoir après des milliers d’années, elle coule encore et toujours au même endroit. En tout cas, elle versait, comme à l’ordinaire, ses eaux fraîches et bouillonnantes, que le soleil couchant semblait couvrir de paillettes dorées, quand arriva près de ses bords un beau jeune homme appelé Bellérophon. Il avait à la main une bride incrustée de pierres précieuses et garnie d’un mors du métal le plus riche : vous devinez que c’était de l’or. Il aperçut sur la rive un vieillard, un homme d’âge mur, un enfant et une jeune fille qui remplissait sa cruche. Il s’arrêta et demanda à cette dernière s’il ne pourrait pas se désaltérer un peu.

- Voilà une eau délicieuse, s’écrie-t-il après avoir bu toute la cruche.

Puis il la remplit de nouveau et s’exclame :

- Veux-tu bien me dire comment vous appelez cette fontaine ?

- Elle porte le nom de Pirène. Ma grand-mère m’a assuré que cette fontaine avait été jadis une femme célèbre. Mais comme son fils avait été tué à coups de flèches par Artémis, la déesse de la chasse, elle fut accablée de chagrin et tout son corps se fondit en une source de larmes. Ainsi cette eau que tu trouves si fraîche et si agréable, ce sont les pleurs incessants d’une malheureuse mère !

- Jamais je n’aurais imaginé, répond le jeune étranger, qu’une eau si transparente, au murmure si doux et si mélodieux puisse charrier des larmes, alors qu’elle paraît bondir de joie sous les rayons du soleil,. C’est donc ici la fontaine de Pirène ? Je te remercie, belle inconnue, de m’avoir appris son nom. Je viens d’un pays lointain, précisément pour visiter ces lieux.

L’homme d’âge mûr, qui avait amené là sa vache pour l’y faire boire, regarda avec étonnement le jeune homme, ainsi que la bride qu’il portait à la main, et il lui dit :

- Les ruisseaux doivent être à un niveau bien bas, mon ami, dans le pays que tu habites, si tu viens de si loin pour trouver la fontaine de Pirène. Mais aurais-tu perdu un cheval ? D’où vient que tu as une bride à la main ? et une belle bride encore ! toute ornée de pierres précieuses. Si le cheval était aussi magnifique que cette bride, tu es vraiment à plaindre !

- Je n’ai pas perdu de cheval, répondit Bellérophon en poussant un soupir ; mais je suis à la recherche d’un coursier fameux qu’on doit trouver par ici, si jamais il est possible de le rencontrer. Sais-tu si Pégase, le célèbre cheval ailé, fréquente encore quelquefois la fontaine de Pirène, comme il le faisait au temps de tes ancêtres ?

À ces mots, le villageois se mit à rire.

Il faut dire que ce Pégase était un coursier blanc comme la neige qui passait la plupart du temps sur le sommet du mont Hélicon en Béotie ; sur son dos, des ailes magnifiques brillaient de reflets argentés. Il franchissait l’espace en un éclair, aussi sauvage, aussi agile, aussi fier que l’aigle le plus audacieux qui s’élève au delà des nues : il n’y avait rien de comparable à lui dans toute la création. Il était le seul de son espèce et aucun mortel ne l’avait jamais monté ; la bride et le mors lui étaient inconnus. C’est pourquoi, pendant très longtemps, il avait mené une vie heureuse et solitaire.

Pégase dormait la nuit sur la cime d’une montagne ; pendant la journée, libre comme l’air, il semblait à peine une créature terrestre. En l’apercevant planer au-dessus de l’horizon, avec ses ailes d’argent où venait briller le soleil, on aurait pu croire qu’il appartenait au ciel ; et si parfois il descendait vers la terre, on aurait dit qu’il s’efforçait de chercher sa route, égaré au milieu des brouillards. Rien n’était plus beau que de le voir disparaître au milieu des nuages et en ressortir quelques instants après du côté opposé ; ou de le regarder, par une pluie orageuse et soudaine, traverser les ténèbres dont le ciel était couvert, et descendre au fond d’une vallée, suivi d’un rayon de soleil comme d’une longue traînée de feu. Bientôt Pégase se dérobait à tous les regards et avec lui toute trace lumineuse ; mais quiconque avait eu le bonheur d’être témoin de cette merveille sentait son cœur s’épanouir et conservait cette sensation vivifiante longtemps encore après la tempête.

Pendant les plus beaux jours de l’été, Pégase descendait sur la terre. Il repliait alors ses ailes éclatantes et il se plaisait à galoper par monts et par vaux, rapide comme le vent. Il choisissait de préférence la fontaine de Pirène : il venait se désaltérer dans son onde transparente ou se rouler sur le gazon moelleux qui entourait ses bords. Parfois aussi, il y broutait quelques jeunes pousses de trèfle dont il appréciait le goût délicieux.

C’est ce qui explique pourquoi les ancêtres des gens d’alors croyaient qu’il existait des chevaux ailés. Aussi se rendaient-ils régulièrement à la fontaine de Pirène dans l’espoir d’assister à cette apparition magnifique. Dans la suite on n’avait que bien rarement aperçu Pégase. À l’époque dont nous parlons, non seulement ceux qui habitaient les environs de la fontaine ne l’avaient jamais vu, mais la plupart ne croyaient même pas à son existence ; et le villageois auquel Bellérophon avait adressé la parole était du nombre de ces incrédules.

- Pégase ! s’écrie-t-il en riant et en levant le nez aussi haut qu’il peut. Ah ! Oui, vraiment ! Un cheval avec des ailes ! As-tu perdu la tête, l’ami ? À quoi donc serviraient des ailes à un cheval ? Crois-tu que ça l’aiderait à tirer la charrue ? Il est vrai que pour ce qui est des fers à mettre à ses pieds, c’est une économie, je ne dis pas non. Mais penses-tu que le charretier serait content de voir son cheval s’envoler par la fenêtre de l’écurie et galoper en l’air, quand il en a besoin pour aller au moulin ? Non, non, non ! Je ne crois pas à Pégase. Un animal aussi ridicule n’a jamais existé.

- J’ai des raisons pour croire le contraire, réplique Bellérophon tranquillement. Puis il se tourne vers le vieillard à cheveux blancs qui, appuyé sur son bâton, la tête inclinée et la main derrière l’oreille - car il était sourd depuis vingt ans - , écoutait avec la plus grande attention les paroles du villageois.

- Homme vénérable, quelle est ton opinion ? lui demande l’étranger. N’as-tu pas, dans ta jeunesse, vu plus d’une fois le coursier aux ailes puissantes ?

- Ah ! ma mémoire est bien défaillante ! répondit le vieillard. À ton âge, je m’en souviens, je me persuadais qu’il existait un cheval de ce genre : c’était ce que tout le monde croyait. Mais au jour d’aujourd’hui, je ne sais plus qu’en penser. Si je l’ai vu, c’est certainement il y a bien, bien longtemps et je me demande à cette heure si je ne l’ai pas rêvé. Un jour, j’étais tout jeune alors, je me rappelle avoir remarqué des traces de pas de cheval autour de la fontaine. C’étaient peut-être ceux de Pégase, mais ce pouvaient être aussi bien les pas d’un autre cheval.

- Ma chère, dit Bellérophon en s’adressant à la jeune fille qui écoutait la conversation, debout avec sa cruche sur la tête, si quelqu’un a pu voir Pégase, à coup sûr c’est toi, car tes yeux sont beaux et brillants !

- J’ai cru le voir une fois, répond-elle avec un sourire, tout en rougissant. C’était Pégase ou bien un énorme oiseau blanc qui volait à une grande hauteur. Une autre fois, comme je venais à la fontaine, j’ai entendu un hennissement. Mais quel hennissement vif et mélodieux ! Mon cœur en bondit de transport. J’ai eu presque peur, cependant, et je suis revenue en courant à la maison sans avoir rempli ma cruche.

- Quel dommage ! dit Bellérophon. Puis il se tourne vers l’enfant qui était devant lui tout yeux et tout oreilles, comme sont souvent les enfants en présence d’étrangers.

- Et toi, mon petit camarade, lui dit-il en jouant avec une boucle de ses cheveux, je suppose que tu as souvent vu le cheval dont nous parlons ?

- Oh ! que oui ! répond l’enfant ; je l’ai vu pas plus tard qu’hier et bien des fois auparavant.

- Voilà un brave petit homme ! s’écrie Bellérophon en s’approchant de lui. Voyons, raconte-moi ce que tu as vu.

- Je viens souvent ici lancer de petits bateaux et ramasser de jolis cailloux dans le bassin de la fontaine. Alors, quelquefois, quand je regarde au fond, je vois l’image du cheval ailé sur le ciel qui est dans l’eau. Comme je voudrais qu’il descende et qu’il accepte de me prendre sur son dos pour monter jusqu’à la lune ! Mais, au moindre mouvement que je fais, il échappe à mes yeux.

Bellérophon met sa confiance en l’enfant qui avait vu l’image de Pégase et en la jeune fille qui avait entendu le hennissement harmonieux, sans s’arrêter aux objections du villageois qui ne croyait qu’aux chevaux de trait ou à l’opinion du vieillard qui doutait aujourd’hui des souvenirs de sa jeunesse.

Il retourne donc souvent à la fontaine de Pirène et il fixe son attention tantôt vers le ciel, tantôt sur le bassin, en espérant toujours apercevoir Pégase ou tout au moins son image. La bride ornée de pierres précieuses et au mors en or était toute prête dans sa main. Les braves gens du voisinage, qui amenaient leur bétail à la fontaine, raillaient souvent le pauvre Bellérophon, et quelquefois même le prenaient à partie. Ils lui disaient qu’un homme de sa force devait travailler plutôt que de perdre son temps à attendre. Ils lui proposaient de lui vendre un cheval, s’il en avait besoin ; et quand Bellérophon déclinait leurs offres, ils essayaient de discuter avec lui pour lui acheter sa bride.

Jusqu’aux petits garçons des hameaux d’alentour, qui, le croyant devenu fou, se moquaient de lui et le ridiculisaient. L’un de ces vauriens, par exemple, imagina de remplir le rôle de Pégase en singeant les gambades les plus comiques et en feignant d’être poursuivi. En même temps, l’un de ses camarades courait de toutes ses forces après lui, avec une espèce de corde de joncs à la main pour figurer la bride aux pierres précieuses. Mais, d’un autre côté, l’enfant qui avait vu Pégase au fond de la source consolait l’étranger plus que tous ces espiègles n’étaient capables de le tourmenter. Cet aimable petit compagnon venait s’asseoir auprès de lui pendant ses heures de récréation, et, sans rien dire, ne quittait pas des yeux la surface de l’eau ou la voûte du ciel, avec une bonne foi si innocente que Bellérophon sentait renaître son espérance.

Or, vous voudrez peut-être savoir pourquoi celui-ci avait tant à cœur de s’emparer du cheval ailé ; et nous n’aurons jamais une meilleure occasion d’en parler que pendant que notre héros est occupé à l’attendre.

Si je devais vous raconter en détail les premières aventures de Bellérophon, cela nous entraînerait trop loin. Il suffira de vous apprendre que, dans une certaine contrée d’Asie, il y avait un monstre appelé Chimère, qui répandait la terreur dans les environs. Vous dire tous les méfaits de ce monstre me prendrait plus de temps qu’il ne s’en écoulera d’ici au coucher du soleil. Si je me fie aux documents qui me sont parvenus, la Chimère était la créature la plus horrible, la plus venimeuse, la plus étrange, la plus indescriptible, la plus dangereuse à combattre et la plus difficile à éviter qui eût jamais apparu sur la terre. Elle avait une queue semblable à celle du boa constrictor ; son corps défiait toute comparaison avec ce que je pourrais imaginer. Une triple tête se dressait sur ce corps : une tête de lion, une tête de bouc et une tête de serpent abominable. Des trois gueules s’élançait un tourbillon de feu et de fumée. C’était un monstre terrestre, mais je ne suis pas bien sûr qu’il n’avait pas des ailes. Cependant, avec ou sans ailes, sa course était celle d’un bouc et d’un lion ; il rampait aussi comme un reptile et ces différentes allures combinées lui donnaient une vitesse égale à celle de ces trois animaux réunis.

Quant aux horreurs que ce monstre odieux commettait de tous côtés, on n’en a pas idée : il pouvait de son souffle de feu réduire en cendres tantôt une forêt entière, tantôt un champ de blé ou un village avec tous ses enclos et ses maisons. Il ravageait de fond en comble une province, dévorait vivants les habitants, les animaux ; et, une fois qu’il les avait avalés, il les rôtissait dans sa panse, comme dans un four surchauffé. Miséricorde ! mes petits enfants, je fais des vœux pour qu’il ne vous arrive jamais de rencontrer une Chimère !

Tandis que cette bête épouvantable - si je puis lui accorder le nom de bête - occasionnait tant de désastres, le hasard veut que Bellérophon passe dans cette partie du monde pour faire une visite au roi. Le souverain s’appelait Jobate et la Lycie était le pays soumis à sa puissance. Bellérophon était l’un des plus valeureux mortels qui aient jamais existé ; il n’avait d’autre passion que d’accomplir des exploits glorieux et d’acquérir l’admiration et la reconnaissance de l’humanité. À cette époque, le seul moyen de se distinguer, c’était de combattre soit les ennemis de sa patrie, soit d’énormes géants, de terribles dragons ou des animaux féroces, quand il n’y avait rien de plus périlleux à entreprendre. Le roi Jobate, qui avait pris en haute estime la vaillance de son jeune visiteur, lui proposa d’armer son bras contre la Chimère, qui jetait l’épouvante dans tous les cœurs, et qui, si l’on ne parvenait à s’en débarrasser, transformerait bientôt la Lycie en un affreux désert.

Notre héros n’hésite pas un moment et déclare au roi que la Chimère succombera sous ses coups ou bien qu’il perdra la vie en essayant de la combattre. Il sait qu’en raison de l’extraordinaire vivacité du monstre il n’en triomphera jamais en combattant à pied. Le plus sage parti est donc de se procurer le cheval le plus vigoureux et le plus léger. Quel autre monture réunissait des qualités de ce genre supérieures à celles de Pégase, qui, outre des jambes excellentes, avait aussi des ailes, et dont la rapidité se déployait dans l’air encore plus qu’à travers champs ? Certes, bon nombre de personnes niaient l’existence d’un tel animal et répétaient que ses prétendues ailes n’étaient qu’une invention absurde de poète ; cependant, quelque prodigieux que ces récits lui paraissent, Bellérophon ne doute point de leur vérité. Pourquoi ne serait-il pas assez chanceux pour rencontrer Pégase ? Et, une fois sur son dos, il espérait triompher de la Chimère.

Ces raisonnements l’ont décidé à faire le voyage en Grèce et nous l’y retrouvons, arrivé avec la bride splendide que vous savez, et qui était une bride enchantée. S’il avait seulement la chance d’introduire le mors dans la bouche de Pégase, celui-ci serait tout d’un coup dompté et le reconnaîtrait pour son maître, prêt à exécuter dans son vol toutes les indications qu’il lui donnerait.

Mais quelle fatigue et quel ennui d’attendre que Pégase vienne boire à la fontaine de Pirène ! Notre héros redoute que le roi Jobate l’accuse d’avoir pris la fuite devant son ennemi. En outre, son cœur se serre au souvenir des ravages qui désolent le royaume, pendant que lui, au lieu de combattre, demeure dans un repos bien inutile. Comme Pégase avait visité ces lieux à des intervalles très rares depuis bien des années et s’y montrait à peine une fois dans l’espace d’une vie d’homme, Bellérophon tremblait de voir en vain s’écouler sa jeunesse, de sentir la vigueur de son bras et l’énergie de son courage s’épuiser peu à peu. Oh ! que le temps passe avec lenteur quand un héros brûle de jouer un rôle sur la scène du monde et de se couvrir de lauriers ! Quelle leçon que celle de l’attente ! La durée de notre vie n’est qu’un songe, mais combien il nous en coûte pour profiter de ce triste enseignement !

Bellérophon avait eu le bonheur d’inspirer au gentil petit garçon un affectueux attachement. L’enfant ne se lassait jamais de lui tenir compagnie. Chaque matin il savait ranimer dans l’âme de son ami la lueur d’espérance qui s’était affaiblie la veille.

- Cher Bellérophon, lui criait-il en levant sur lui un regard plein de confiance, je crois que nous verrons Pégase aujourd’hui !

Sans la consolante assurance de son petit conseiller, Bellérophon, à bout de patience, serait reparti pour la Lycie ou aurait tenté de livrer bataille à la Chimère sans l’assistance du cheval ailé. Mais il savait qu’il s’exposerait alors à être brûlé par le souffle du monstre et qu’il succomberait sous ses horribles griffes. Règle générale et absolue : personne ne doit attaquer une Chimère, née du limon des abîmes, sans s’être, au préalable, pourvu d’un auxiliaire aérien.

Un jour, l’enfant prend la parole avec plus de fermeté que d’habitude :

- Mon cher Bellérophon, je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit que nous allons certainement voir Pégase aujourd’hui ! Et de toute la journée il ne veut pas le quitter une minute.

Ils commencent par se partager une croûte de pain et boivent à la fontaine. Dans l’après-midi, ils sont toujours assis l’un à côté de l’autre, Bellérophon, le bras passé autour du cou de l’enfant, et celui-ci une main dans celle de son ami. Ce dernier, absorbé dans de vagues méditations, laissait errer son regard parmi les arbres qui ombrageaient la fontaine et parmi les pampres qui s’enlaçaient à leurs branches. Mais le petit garçon tient les yeux fixés sans relâche sur la surface de l’eau. Il souffre à la pensée que le soir allait peut-être apporter une déception nouvelle à l’ami qui lui inspirait un dévouement si pur. Quelques larmes s’échappent de ses paupières et viennent se mêler au torrent de pleurs versé jadis par Pirène sur le cadavre de ses enfants.

Au moment où il y songeait le moins, Bellérophon sent une petite pression de main et entend une douce voix qui lui murmure tout bas à l’oreille :

- Tiens ! regarde ici ! Vois-tu une image au fond de l’eau ?

Notre héros plonge son regard dans le miroir de la fontaine et croit distinguer le reflet d’un oiseau planant au plus haut des airs. Les ailes, d’une blancheur de cygne à l’éclat argenté, scintillent aux rayons du soleil.

- Quel oiseau magnifique cela doit être ! s’écrie-t-il, et comme il paraît grand, bien qu’il vole au-dessus des nuages !

- Je tremble ! chuchote l’enfant. J’ai peur de quitter l’eau pour examiner le ciel ! Il est ravissant de beauté et pourtant je n’ose contempler que son image. Cher ami, ne vois-tu pas que ce n’est pas un oiseau ? Mais oui, c’est Pégase, le cheval aux ailes rapides…

Le cœur de Bellérophon bat avec violence ; il lève vivement les yeux, mais il n’aperçoit rien, ni oiseau ni coursier. En effet, à ce moment même, l’apparition s’était perdue dans les profondeurs d’un grand nuage blanc. Quelques minutes après, elle semble se montrer de nouveau et descendre un peu, bien que toujours à une énorme distance. Bellérophon saisit l’enfant dans ses bras et s’enfonce précipitamment au milieu des broussailles qui croissaient autour de la fontaine. Sa seule crainte était que, si Pégase les entrevoyait une seconde, il ne s’envole dans des régions infinies ou sur la cime de quelque montagne inaccessible : car c’était bien en réalité le sublime cheval aux ailes resplendissantes qu’il avait attendu si longtemps. Oui, c’était bien lui qui venait se désaltérer à la source de Pirène.

La merveille de l’air approchait de plus en plus, en décrivant dans son vol de grands cercles, comme font les colombes au moment de s’abattre sur la terre. Plus il descendait, plus sa beauté était frappante et plus ses ailes étincelaient. Enfin il se pose avec une telle légèreté que son pied effleure à peine l’herbe autour de la fontaine et imprime faiblement sa trace sur le sable du rivage. Le cheval allonge la tête et commence à boire. Il entre dans le bassin en poussant de longs et doux gémissements, prend des attitudes gracieuses et tranquilles, puis prend une gorgée de temps en temps, çà et là, en la savourant délicatement : car, de toutes les eaux que lui offraient la terre et les nuages, celle de Pirène était la seule où Pégase aimait à se désaltérer. Sa soif une fois satisfaite, il broute délicatement quelques fleurs parfumées de petit trèfle. Puis il se met à bondir et à se livrer à mille ébats folâtres en guise de récréation. Jamais créature aussi harmonieuse dans ses mouvements n’avait existé sur la terre. Il était là, caracolant avec une grâce dont la seule pensée me ravit, secouant ses longues ailes avec l’agilité d’un passereau, prenant ses élans, tantôt sur le sol, tantôt dans les airs. Je ne saurais vraiment affirmer s’il volait ou s’il galopait. Cependant le jeune homme, sans quitter la main de l’enfant, regardait à travers le buisson et pensait qu’il n’avait jamais vu de formes si parfaites, jamais observé dans un cheval un œil aussi vif et aussi plein d’intelligence. C’était presque un crime de songer à lui imposer une bride et à monter sur son dos.

Une ou deux fois Pégase s’arrête, aspire fortement l’air, dresse les oreilles en tournant la tête de tous côtés, comme s’il avait soupçonné quelque piège ou quelque malheur. Cependant, ne voyant et n’entendant rien, il recommençait bientôt ses gambades. À la fin, il replie ses ailes et s’étend sur la verdure, mais il ne peut demeurer en repos : il se roule plusieurs fois dans l’herbe en levant en l’air ses quatre jambes fines et nerveuses. Bellérophon et l’enfant demeurent immobiles, pris d’une certaine terreur mêlée d’admiration, et surtout parce qu’ils craignent qu’au moindre mouvement le coursier ailé ne prenne la fuite et ne s’envole jusqu’aux cieux.

Bref, après s’être tourné et retourné à sa guise, Pégase, comme un autre cheval, s’apprête à se relever, en étendant ses jambes de devant l’une après l’autre, et en les posant sur le sol. Bellérophon a deviné son intention… Il s’élance soudain du buisson et le voilà en croupe. Il était enfin parvenu à se rendre maître du cheval fabuleux.

Réponses au QUIZ

 

1. Quel est le nom du héros de cette histoire ?
• Bellérophon.

2. Que tient le héros dans sa main ?
• une bride incrustée de pierres précieuses et un mors en or.

3. Quel est le nom de la fontaine auprès de laquelle arrive le héros ?
• Pirène.

4. Quelle est la particularité de l’eau de cette fontaine ?
• elle charrie les larmes d’une mère qui a perdu son fils.

5. Quel est le nom du cheval fabuleux que recherche le héros ?
• Pégase.

6. Quelle est la particularité de ce cheval ?
• il a des ailes.

7. Sur quelle montagne de Grèce ce cheval passe-t-il la plupart de son temps ?
• sur le mont Hélicon.

Nathaniel Hawthorne,
Le Livre des merveilles, contes pour les enfants tirés de la mythologie, volume 1,
traduit de l'anglais par Léonce Rabillon, 1858 (revu A. C.), histoire 6, "La Chimère"

Nathaniel Hawthorne (1804 - 1864) est un célèbre écrivain américain, auteur de nouvelles et de romans.

En 1851, il publie A Wonder-Book for Girls and Boys ( "Un livre-merveille pour filles et garçons" ) : une collection de six courtes histoires inspirées de grands mythes grecs.

Un nouveau livre, paru en 1853 sous le titre Tanglewood Tales for Boys and Girls, another wonder-book, comporte six nouveaux récits mythologiques. L’ensemble est traduit en français sous le titre de "premier" et "second" Livres des Merveilles.

QUIZ

1. Quel est le nom du héros de cette histoire ?
• Xénophon.
• Bellérophon.
• Persée.

2. Que tient le héros dans sa main ?
• une bride incrustée de pierres précieuses et un mors en or.
• une épée en or et en argent.
• un bouclier orné d’une tête de Gorgone.

3. Quel est le nom de la fontaine auprès de laquelle arrive le héros ?
• Castalie.
• Trévi.
• Pirène.

4. Quelle est la particularité de l’eau de cette fontaine ?
• elle est salée.
• elle charrie les larmes d’une mère qui a perdu son fils.
• elle jaillit par intermittence.

5. Quel est le nom du cheval fabuleux que recherche le héros ?
• Bucéphale.
• Jolly Jumper.
• Pégase.

6. Quelle est la particularité de ce cheval ?
• il a des ailes.
• il parle.
• il a des sabots en or.

7. Sur quelle montagne de Grèce ce cheval passe-t-il la plupart de son temps ?
• sur le mont Hélicon.
• sur le mont Parnasse.
• sur le mont Olympe.

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