Énée aux enfers Virgile, Énéide, chant VI (extraits)

Après avoir accompli des sacrifices rituels aux divinités infernales, Énée voit un gouffre s’ouvrir sous ses pieds. Il y pénètre, à la suite de la sibylle, et parvient dans le vestibule des Enfers. (255-263 ; 273-294)

Voilà qu’aux premières lueurs du soleil naissant, la terre commence à mugir, la cime des forêts tremble au sommet des montagnes, et les chiens font entendre des hurlements dans l’ombre : c’est la déesse qui approche : « Loin d’ici, profanes, s’écrie la Sibylle, loin d’ici, et sortez tous de ce bois sacré ! Et toi, Enée, marche avec moi, et l’épée hors le fourreau : c’est le moment, Énée, d’avoir du courage et un cœur intrépide. » À ces mots elle s’élance en furieuse dans l’antre ouvert ; le héros se précipite sur les pas de son guide audacieux. […]

Devant le vestibule des enfers, et à la bouche même du gouffre de l’Orcus, le Chagrin et les Remords vengeurs ont établi leur demeure. Là habitent et les pâles Maladies, et la triste Vieillesse, et la Faim, mauvaise conseillère, et la honteuse Indigence, spectres terribles à voir, et la Mort, et le Travail, et le Sommeil frère de la Mort, et les mauvaises Joies du cœur, et sur le seuil même la Guerre meurtrière, et les Euménides couchées sur des lits de fer, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères qu’enlacent des bandelettes sanglantes. Au milieu est un orme touffu, immense, qui étend de tous côtés ses rameaux et ses bras séculaires : c’est, dit-on, la retraite des vains Songes, qui s’abritent, hôtes légers, sous chaque feuille. Là sont encore mille monstres divers : sous les portes gîtent les Centaures, les Scyllas à la double forme, Briarée aux cent bras, l’Hydre de Lerne aux sifflements horribles, la Chimère armée de flammes, les Gorgones, les Harpies, et l’ombre de Géryon aux trois corps. Soudain Énée, frappé de terreur, saisit son glaive et leur en présente la pointe : et si la savante prêtresse ne l’eût pas averti que c’étaient de légers simulacres sans corps, de vaines et subtiles images qui voltigeaient dans les ténèbres, il se serait précipité, et il aurait frappé çà et là de son épée d’impalpables fantômes.

Fleuves des Enfers. La traversée du Styx. (295-330)

Là s’ouvre le chemin qui mène à l’Achéron, gouffre vaste et bourbeux, rapide torrent, qui vomit en bouillonnant sa fange immonde dans le Cocyte. Ces eaux et ce fleuve sont gardés par un horrible nocher : c’est Charon à l’air hideux et effroyable ; sur son menton s’épaissit une barbe blanche et inculte, ses yeux flamboient : de ses épaules tombe, retenu par un nœud, un sale manteau. Lui-même gouverne sa barque avec l’aviron, et tend la voile ; lui-même passe les morts d’une rive à l’autre dans son noir esquif : il est vieux ; mais sa vieillesse est celle d’un dieu, verte et vigoureuse. Là se précipitait, en se répandant sur la rive, toute la foule des morts : c’étaient des mères, des époux, les vaines ombres des héros magnanimes délivrés de la vie, des enfants, des vierges qu’attendait l’hymen, et des jeunes gens mis au bûcher sous les yeux de leurs parents ; aussi nombreux que les feuilles qui tombent dans les forêts au premier froid de l’automne, ou que les oiseaux voyageurs qui, venant de la haute mer, s’abattent par milliers sur la terre, aussitôt que les frimas les chassent par delà les eaux, et les envoient vers de plus doux climats. Les premiers arrivés sur le bord étaient là demandant à passer le fleuve, et tendaient les mains en implorant l’autre rive. Mais le triste nocher reçoit dans sa barque tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et, repoussant les autres, il les chasse loin du rivage.

Étonné de ce mouvement tumultueux des ombres, Énée dit à la Sibylle : « Pourquoi l’empressement de cette foule vers le fleuve ? que demandent toutes ces âmes ? Pourquoi celles-ci, plutôt que les autres qui s’éloignent du rivage, sillonnent-elles avec la rame le gouffre livide ? » La prêtresse aux longs jours lui répondit en peu de mots : « Fils d’Anchise, toi le vrai sang des dieux, tu vois le profond marais du Cocyte et les eaux dormantes du Styx, par lequel les dieux redoutent de jurer, et qu’ils n’attestent jamais en vain. Toute cette foule que tu vois est celle des morts inhumés et misérables ; ce nocher, c’est Charon ; ceux que l’onde porte ont reçu la sépulture : il n’est pas permis aux premiers de franchir l’horrible rive et les courants au bruit rauque, avant que leurs os n’aient reposé dans le tombeau. Ces ombres errent pendant cent ans, et voltigent autour de ces bords ; alors enfin admises dans la barque, elles atteignent la rive tant désirée. »

Cerbère (415-425).

Énée enfin et la Sibylle passent sains et saufs à l'autre bord du fleuve, et Charon les dépose sur un affreux limon au milieu de sombres roseaux.

Couché dans son antre qui s'ouvre à l'entrée même de ces tristes royaumes, l'immense Cerbère les fait retentir des aboiements de sa triple gueule. La prêtresse, voyant déjà se dresser sur son cou ses serpents hideux, (6, 420) lui jette un gâteau soporifique qu'elle a composé de miel et de pavots. Le monstre affamé ouvre ses trois gueules, saisit le gâteau, le dévore, et, laissant fléchir son dos immense, se couche dans son antre, qu'il remplit de toute sa masse répandue. Le gardien des enfers enseveli dans le sommeil, Énée se porte en avant, et bientôt il a franchi la rive du fleuve qu'on passe sans retour.

Premiers groupes d’âmes victimes de mort prématurée : les nouveau-nés, les condamnés à morts injustement, les suicidés. Le Champ des pleurs et les victimes d’amours malheureuses, parmi lesquelles se trouve la reine de Carthage, Didon. (426-444 ; 450-454).

Tout à coup il entend des voix plaintives et de grands vagissements : c'étaient les ombres des enfants qui pleuraient au seuil des enfers : privés de la douce lumière, et ravis en naissant au sein maternel, un funeste jour les avait enlevés à la vie, et plongés dans la nuit prématurée de la mort. Près d'eux sont les hommes qu'un arrêt injuste a condamnés à mourir. Là nulle place n'est assignée que le sort et des juges n'en aient décidé, à leur tête est Minos, qui agite l'urne fatale ; c'est lui qui appelle devant son tribunal la muette assemblée des humains, qui examine leur vie, qui connaît de leurs crimes. Non loin de là sont les tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes, et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme. Qu'ils voudraient maintenant supporter sous la voûte éthérée la pauvreté et les durs travaux ! Mais le destin s'y oppose ; l'affreux Cocyte les enchaîne dans ses tristes ondes, et le Styx neuf fois se repliant sur lui-même les tient emprisonnés.

Ailleurs on voit s'étendre de tous côtés une plaine immense ; c'est le champ des pleurs ; on l'appelle ainsi. Là, ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés errent cachés dans de secrets sentiers ; un bois de myrte les environne et les couvre de son ombre : leurs soucis ne les abandonnent pas même dans la mort. Énée aperçoit dans ces lieux Phèdre, Procris, Évadné, Pasiphaé, et la triste Ériphyle, qui montrait son sein percé par la main cruelle de son fils : Laodamie les accompagne, et Cénis, autrefois jeune homme, depuis changé en femme, et que le destin avait alors rappelé à sa figure première.

Parmi elles la Phénicienne Didon, encore sanglante de sa blessure, errait dans la forêt immense. Le héros troyen s'avance vers elle ; il a reconnu son fantôme obscur à travers les ombres, comme aux premiers jours des mois on voit ou croit voir se lever dans les nuages la lune naissante.

La zone des guerriers morts au combat (477-485)

Enfin il reprend sa route : déjà ils étaient arrivés dans les champs les plus reculés des enfers, vers ces secrets asiles qu'habitent les guerriers illustres. Là Énée voit venir à lui Tydée, le vaillant (6, 480) Parthenopée, et l'ombre du pâle Adraste. Là étaient les Troyens tant pleurés sur la terre, et que la guerre avait moissonnés. Énée gémit les voyant tous s'avancer en longue file, et Glaucus, et Médonte, et Thersiloque, et les trois fils d'Anténor, et Polypétès, prêtre de Cérès, et Idée guidant encore son char, tenant encore ses armes.

Suite du parcours, arrivée à un carrefour (538-543)

Mais la Sibylle interrompit l'entretien, et dit ce peu de paroles au héros : « La nuit se précipite, Énée ; et, tandis que nous pleurons, les heures s'écoulent. C'est ici que la route des enfers se partage en deux chemins : celui de la droite conduit au palais du redoutable Pluton et aux champs Élysées ; l'autre mène au Tartare, séjour des impies, où s'exerce à les châtier la justice des dieux. »

Le Tartare, ses occupants et leurs châtiments (548-582 ; 608-620 ; 625-627)

Tout à coup Énée regarde derrière lui, et voit à gauche sous une roche une vaste forteresse, flanquée d'une triple muraille : le Phlégéthon, rapide torrent, l'entoure de ses ondes enflammées, et roule avec fracas des débris de rochers. L'enceinte est fermée par une porte immense, que soutiennent des colonnes de diamant massif : aucune force humaine, les dieux eux-mêmes ne pourraient les arracher de leurs fondements : une tour de fer s'élève jusqu'aux nues. Sur le seuil est assise Tisiphone, couverte d'une robe ensanglantée dont elle relève les plis : là jour et nuit elle veille, et jamais elle ne ferme sa paupière. De là partent des voix gémissantes, les cruels sifflements des fouets, d'affreux bruits de fer et de chaînes traînées. Énée s'arrête épouvanté, et il écoute. « Dites-moi, ô vierge, quels sont ces criminels ? Quelles peines les accablent ? D'où viennent ces clameurs lamentables ? » Alors la prêtresse : « Illustre chef des Troyens, nul mortel au cœur pur ne peut toucher ce seuil du crime. Mais lorsqu'Hécate me confia la garde du bois de l'Averne, elle m'apprit elle-même les châtiments des dieux, et me conduisit partout dans le Tartare. Rhadamanthe de Crète étend son dur empire sur ces lieux, il châtie les coupables, et se fait dérouler leurs trames criminelles : il force chacun à avouer les forfaits cachés dont il a vainement joui sur la terre, et dont il a différé l'expiation jusqu'à l'heure tardive de la mort. Aussitôt Tisiphone, armée d'un fouet vengeur, frappe les coupables en insultant à leur douleur ; et de la main gauche agitant devant eux ses terribles serpents, elle appelle à son aide l'effroyable cohorte de ses sœurs. »

En ce moment les portes sacrées du Tartare s'ouvrirent, en tournant sur leurs gonds avec un bruit épouvantable : « Vois-tu, dit la Sibylle, la garde postée sous ce vestibule ? vois-tu ce monstre qui défend le seuil du Tartare ? Au dedans veille, immense et encore plus cruelle, l'Hydre avec ses cinquante têtes aux gueules toujours béantes : enfin le Tartare et ses abîmes s'ouvrent et plongent sous les ombres, deux fois aussi bas que de ces profondeurs où nous sommes, l'œil mesure d'espace jusqu'à la voûte de l'Olympe. Là sont les Titans, antiques enfants de la Terre, qui, foudroyés par Jupiter, roulent dans le fond de l'abîme. […]

Là sont ceux qui ont haï leurs frères pendant la vie, ceux qui ont frappé leurs pères, ourdi des trahisons contre leurs clients ; ceux (leur troupe est innombrable) qui ont couvé seuls des richesses entassées, et n'en ont point réservé une part pour leurs proches ; ceux qui ont été tués pour crime d'adultère ; ceux qui ont suivi des drapeaux impies, et qui n'ont pas craint de trahir la foi jurée à leurs maîtres : tous enfermés dans ces lieux y attendent leur supplice. Ne me demande pas quel il est, et les formes infinies du châtiment, et tout cet abîme de misères. Les uns roulent un énorme rocher ; d'autres, attachés aux rayons d'une roue qui les emporte, y demeurent suspendus : là est assis, assis pour jamais, sur la pierre l'infortuné Thésée ; et le plus malheureux de tous, Phlégyas, élevant sa grande voix dans l'ombre du Tartare, atteste la justice des dieux, et crie sans cesse aux mortels instruits par son supplice : « Apprenez par mon exemple à n'être pas injustes, et à ne pas mépriser les dieux. […] Même si j’avais cent bouches et cent langues, avec une voix de fer, je ne pourrais jamais te décrire tous ces crimes, compter tous ces supplices. »

La demeure des Bienheureux (637-648 ; 651-665)

Ces cérémonies achevées et cet hommage rendu à Proserpine, ils arrivèrent dans des lieux charmants ; c'étaient de frais bocages, des bois délicieux, de fortunées demeures. Là un air plus pur est répandu sur les campagnes, et les revêt d'une lumière de pourpre : ces beaux lieux ont aussi leur soleil et leurs astres. Parmi ces ombres bienheureuses, les unes sur le vert gazon s'exercent en se jouant à des luttes innocentes, et combattent sur la molle arène : les autres formant des chœurs frappent la terre en cadence, et chantent des vers. Le prêtre de la Thrace, revêtu d'une longue robe, fait résonner sur des tons divers les sept cordes de sa lyre, y promenant tantôt ses doigts légers, tantôt un archet d'ivoire. […].

Énée est étonné de voir autour d'eux des armes, et des chars vides : les lances sont là fixées en terre, et les coursiers paissent errants et libres dans les prairies ; la noble passion des chars et des armes et des coursiers brillants, qu'avaient ces guerriers pendant leur vie, les charme encore dans les demeures souterraines de la mort. Énée, portant ses regards à droite et à gauche, vit d'autres ombres qui goûtaient sur l'herbe la douceur des festins, et qui chantaient en chœur l'hymne joyeux d'Apollon. Elles étaient couchées au milieu d'un bois odoriférant de lauriers, où vient tomber, en roulant ses eaux abondantes, un divin Éridan. Là étaient ceux qui ont reçu des blessures en combattant pour leur patrie ; les prêtres qui furent chastes tant qu'ils vécurent ; les poëtes pieux, qui ont chanté des vers dignes d'Apollon ; ceux qui ont embelli la vie en inventant les arts ; ceux qui par leurs bienfaits ont mérité de vivre dans la mémoire des hommes. Tous ont les tempes ceintes d'une bandelette blanche comme la neige.

La Sibylle demande à l’âme d’un héros bienheureux où se trouve le père d’Énée, Anchise. Le héros lui répond. (673-678)

« Nous n'avons point de demeure fixe ; tantôt nous habitons dans ces bois ombreux ; tantôt nous foulons le gazon de ces rives, et ces prés toujours rafraîchis par des ruisseaux : cependant, si vous voulez voir Anchise, franchissez ce coteau, et je vous conduirai par un chemin aisé. »

Au bord du Léthé. Retrouvailles avec Anchise. (679-683 ; 695-714 ; 748-751)

Cependant Anchise, au fond d'un frais vallon, (6,680) où sont enfermées les âmes qui doivent naître à la lumière d'en haut, se plaisait à les reconnaître, et comptait avec amour ses descendants futurs et ses chers petits-fils, remarquant déjà leurs destinées, leurs fortunes diverses, leurs mœurs, et leurs exploits.

Énée s’adresse à son père :

« C'est votre ombre, ô mon père, votre ombre affligée, qui, s'offrant souvent à mes yeux, m'a forcé de descendre sur ces sombres bords. Ma flotte est à l'ancre dans la mer Tyrrhénienne : permettez-moi, mon père, permettez-moi de joindre ma main à la vôtre, et ne vous dérobez point à mes embrassements. » En disant ces mots, les larmes inondaient son visage. Trois fois il veut dans un tendre effort embrasser son père, trois fois l'ombre vainement saisie échappe à ses mains, pareille au vent léger, aux fantômes impalpables des songes.

Cependant Énée voit dans une vallée profonde un bocage solitaire, plein d'arbrisseaux murmurants, et le Léthé qui coule près de ces demeures tranquilles. Sur les bords du fleuve voltigeaient des nations et des peuples sans nombre. Ainsi, par un jour serein d'été, les abeilles dans les prairies se posent sur mille et mille fleurs, et se répandent autour des lis blancs : toute la plaine résonne de leur murmure. Ce spectacle frappe Énée de stupeur, et dans son ignorance il demande à son père quel est ce fleuve, quelles sont ces ombres qui remplissent la rive de leur foule tumultueuse. Alors Anchise : « Ce sont les âmes qui par la loi du destin doivent animer d'autres corps ; rassemblées sur les bords du Léthé, elles en boivent les eaux calmantes, et avec elles le long oubli des choses passées. […] Enfin après de longs jours, et lorsque le temps marqué pour l'épreuve a achevé d'effacer des âmes l'empreinte invétérée de leurs désordres, elles redeviennent de simples et pures essences éthérées, un feu subtil et céleste. Après mille ans révolus, un dieu les appelle toutes, et conduit leur foule immense vers le Léthé, afin qu'ayant savouré l'oubli dans ses eaux, elles aillent revoir la voûte des cieux, et que le désir leur vienne de retourner dans de nouveaux corps. »

Sortie des Enfers (893-898)

Il y a aux enfers deux portes du Sommeil : l’une est de corne, et ouvre un facile passage aux ombres véritables qui s’échappent vers la terre ; l’autre est formée avec art d’un pur et blanc ivoire ; c’est par là que les mânes envoient vers le ciel les songes trompeurs. Anchise parla longtemps encore avec Énée et la Sibylle, et les fit sortir par la porte d’ivoire.

 

Traduction d'après A. Nisard, 1868

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