En marche

"En marche", ce livre se situe entre Pauca meae et « Au bord de l’infini » : tous les textes de Pauca meae étaient datés d’avant l’exil sauf :

  • le dernier qui par anticipation célèbre une foi retrouvée dans un amour qui se prolonge dans l’au-delà,
  • Mors ou la vision de la mort qui précisément montre ce passage de la mort faucheuse à la mort-promesse de bonheur (transformation du caractère négatif de la mort-faux en caractère positif, la faux de la moisson avec la gerbe d’âmes qui monte au ciel),
  • Les deux cavaliers enfin écrits bien avant mais mis ici à cette date pour illustrer cette vision apocalyptique et aporétique correspondant à ce temps bloqué (cycle des anniversaires, ressassement des souvenirs heureux) de Pauca meae.

Demain dès l’aube (1846-47) marque le début d’un mouvement : « Je partirai », le mouvement vers la tombe qui se prolongera au vers 1 « Marchons à la clarté qui sort de cette pierre » ; tout le livre V sera la mise en œuvre de ce mouvement, de cet enfoncement « à rebours » qui finira symboliquement sur Adam et Eve qui pleurent hagards sur leur fils symbolisant l’humanité future. Et c’est du fond de l’abîme qu’un Je qui n’est plus du tout Moi, Hugo, mais un Je qui s’éprouve dans la perte de tout ce qui l’avait constitué,  que ce Je donc va se remettre en marche et écouter les vérités qui lui seront révélées pour qu’il les dispense aux autres. En VI, on a logiquement le « IBO » vers 53-54 « Je veux savoir.. ; » et « Il faut que peuple… sache Le grand secret » et plus bas « j’irai vers elles (les lois)… j’irai lire jusqu’au seuil de l’ombre et du vide… ».

Donc « En Marche » est ce moment de passage entre le temps bloqué de IV et le mouvement volontaire  qui mène jusqu’aux gouffres de VI. Aussi est-ce un livre à la fois sombre mais qui signale le début d’une remontée : le poète n’est plus le Je désemparé de Pauca Meae (le je de l’intimité) mais l’Homme-océan, le Mort, le Fantôme, une figure qui n’a et qui n’est plus rien de ce qu’il avait ou de ce qu’il était mais qui pour cela peut prendre les dimensions de l’univers (du moi-néant au moi-univers). Et tout lui renvoie une image de son néant, et la grandeur de ce néant.

Dans le livre V il y a ainsi un double mouvement :

  • Un élargissement du deuil (de la terre à l’Abîme) : perte de l’enfant // perte de la France //double mort de son être de père et de français ; d’où la solidarité avec tous les malheureux et le retour de la dimension sociale.
  • Et du fond de l’abîme les vérités qui lui sont montrées (de l’abîme à la terre).

L’élargissement du deuil

L’écriture du moi devient l’écriture de celui qui n’est plus moi, soit qu’il exprime une souffrance intime partagée par tous ceux qui sont en deuil, soit qu’elle exprime un je qui a perdu tout ce qui constituait son identité.

-On passe du deuil de sa propre fille au deuil de tous les enfants morts et même de tous les êtres aimés : donc sa mère (écrit en 1846), le poème V (A Mlle Louise B.)cf. avant-dernière et dernière strophes, le poème XII Lui et la mère pleurent la fille perdue, le XIV Claire Pradier.

- On passe ce la perte de la fille et de la France à la perte du Nom.

La posture est celle de l’exilé, c'est-à dire celle du proscrit, du sans-nom,  du fantôme : en fait l’exil lui permet de rejoindre sa fille dans la mort. Il avait demandé – en vain ?- dans Pauca meae que « les portes de la nuit lui soient ouvertes ». C’est l’exil qui les lui ouvre en lui faisant faire l’expérience de cette mort sociale, celle de son être d’avant l’exil. C'est un même travail de deuil puisqu’il s’agit de la disparition d’un moi d’une époque révolue, époque à laquelle plus rien ne le rattache, le Rocher dans l’Océan.

Ainsi dans ce livre  tantôt le Moi est celui qui n’est plus le moi  (je = ?/Rien), tantôt le Moi est la voix de tous les malheureux (Je =Nous).

A chaque fois l’identité se dissout. Nombreux sont les poèmes où Hugo construit son propre mythe (un Mort etc); tous les poèmes dédiés aux Amis lui permettent de construire une opposition forte entre eux –la lumière et lui –la Nuit ; et s’ils le suivent, ils imitent ce qu’il fait quand il suit une morte : donc ce sont soit des vivants à qui il ne s’oppose que mieux, soit des morts comme lui. :

➔ Poème I  donne à voir l'analogie tombeau/exil vers 34

➔ Poème II l’Exil s’ouvre de toutes parts avec une dernière strophe importante :

D’où sortait-il ? De la nuée
Où s’enfonçait-il ? Dans la nuit

➔ « Ecrit en 55 » :

Mais d’où je suis on peut parler aux morts
Je suis sur un rocher qu’environne l’eau sombre
Ecueil rongé des flots de ténèbres chargé….etc.

➔ Poème VI, il n’est plus qu’un inconnu,

une ombre dans l’œil des passants. 

➔ Poème VIII  Il est dans une île

où l’on ne me voit plus tant je suis couvert d’ombre ….
je ne suis rien ! 

➔ Poème XV : il s'agit de l'opposition avec Dumas

« qui rentre dans son œuvre où le jour luit» et moi « Dans l’unité sinistre de la nuit »

➔ Poème XXI

car le proscrit n’est rien que de l’ombre 

➔ Poème XXIV avec la multiplication des images de son isolement (aigle, océan, rocher..)

➔ Poème XXV Il s’assimile au Dieu des Enfers, interdisant à sa Muse d’en sortir !

Tous ces poèmes montrent la modernité de l’inspiration de Hugo moins dans la forme que dans ce travail de destruction auquel il se livre. Il travaille à se construire comme un mort, c’est-à-dire qu'il travaille à sa propre destruction.

                      Maurice Blanchot (NRF 65) « Sade appelle donc régime révolutionnaire le temps par où l’histoire suspendue fait époque, ce moment de l’entre-temps, où entre les anciennes lois et les lois nouvelles règne le silence de l’absence des lois, cet intervalle qui correspond précisément à l’entre-deux où tout cesse et tout s’arrête, y compris l’éternelle pulsion parlante, parce qu’il n’est plus alors d’interdit. Moment d’excès, de dissolution et d’énergie durant lequel l’être n’est plus que le mouvement de l’infini qui se supprime soi-même et naît sans cesse de sa propre disparition, « bacchanale de la vérité, où nul ne saurait rester sobre »."Cet instant, toujours en instance, de la frénésie silencieuse est aussi celui où l’homme, dans une cessation où il s’affirme, atteint sa vraie souveraineté, n’étant plus seulement lui-même, n’étant pas seulement la nature – l’homme naturel, mais ce que n’est jamais la nature, la conscience du pouvoir infini de destruction, c’est-à-dire de négation, par lequel elle se fait et se défait. »

Mais cette dépersonnalisation va avoir aussi des retentissements sur son lien avec les autres, c’est-à-dire le peuple, la société. Réapparaît donc la société absente du livre précédent.

➔ D’abord dans « Ecrit en 1846 » où il se défend de s’être renié : du paternalisme il passe à la paternité en deuil, qui le mène en réalité au Républicanisme cf. « Il y a dans cette affaire des Contemplations un côté politique »

Marquis, depuis vingt ans je n’ai comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit, servir la cause humaine (etc... dans le même texte.)

Mais comment, ainsi qu'il le dit plus loin hâter « l’heure/ De ce grand lendemain, l’humanité meilleure ? » Il y a dans ce domaine aussi une désillusion : il était uni au Peuple avant l’exil, il en est désormais séparé, car  le peuple lui-même est mort (c’est l’Empire et Napoléon III qui l’ont tué). Deux poèmes s’opposent dans ce livre V:

➔ Poème XVI (Lueur au couchant) : Lorsque j’étais en France… :  le souvenir souvenir est heureux,  parce qu’il y avait le sentiment d’une concordance poète/peuple, une solidarité générale, le  « moyen d’être un et tous » Le sujet personnel c’est aussi le sujet universel (moi = tous) ; mais ce n’est qu’un souvenir car le peuple lui aussi est menacé de disparaître, de se transformer en simple « foule », et le Je sera doublement séparé, parce qu’il est exilé et que le peuple n’existe plus.

➔ Poème XXIII est un  récit symbolique : le mage-poète sauve le crabe, le pauvre qui ne sait pas parler mais seulement mordre (quand le tyran-pêcheur ne l’en empêche pas). C’est une bête horrible, que le Christ-mage veut sauver de lui-même, à ses dépens d’ailleurs car dès que le pêcheur a le dos tourné, il mord le poète, qui au lieu de le maudire, le bénit et lui donne la parole, le charge d’aller dire à l’océan que l’homme rend le bien pour le mal : c’est le poète mage qui veut le bien du peuple malgré lui, sauf qu’ici à l’inverse du romantisme traditionnel, le poète doit donner la parole au peuple qui lui-même avec sa propre bouche empêchera le déchaînement de l’océan. Donc nous avons un pessimisme certain dans la vision de ce peuple qui ne voit pas son bien, et dans celle d’un poète qui ne peut pas le représenter, pessimisme qui sera levé dans une nouvelle attention aux « malheureux », rendue possible par l’identification du martyr du poète avec celui des malheureux.

➔ Le poème IX « le Mendiant ». Le malheur rapproche de l’autre et favorise l’attention portée à autrui ; et cette attention créée par une fraternité de la souffrance va brusquement déboucher sur des visions grandioses, qui vont révéler au poète la vraie valeur des êtres. Le mendiant lui montre le Ciel plein de constellations, comme le Vieillard de la forêt (poème XXII) lui montre le bonheur, et le poème XXII se poursuit par le dévoilement des vrais heureux, et des vrais malheureux.

Ainsi cette dépersonnalisation permet un retournement : la vraie fraternité associée à la perte du nom  (cf. Le mendiant) fait naître une voix, autre,  que le poète va laisser parler en lui, et qu’il entendra comme s’il était le spectateur des vérités qui vont lui apparaître ; voix anonyme qui se confond avec celle des « malheureux » qui sont en réalité « les heureux » : c’est ce qui explique le passage du malheur au bonheur.

De la mort à la Vie

      Ainsi la voix des malheureux va lui faire comprendre que « Eh bien non ! le sublime est en bas ! » donc le mouvement est celui-ci : Non-moi, tristesse, fraternité avec les malheureux, leçon , révélation.

Entendons dans ce livre la part de la tristesse qui précisément rendra possible cette écoute attentive des Pauvres.

« Paroles sur la dune » est un des plus désespérés (même début que « A Villequier » mais strophe différente) avec une énonciation complexe (« et nous nous regardons/ Et je pense) si bien que la question « Où donc s’en sont allés… ? » est comme une question qu’on formulerait en ayant pénétré à l’intérieur du Moi du poète, sans qu’il ait eu besoin, lui, d’articuler une parole. C’est son discours intérieur qui est le nôtre finalement parce que le poète n’est plus qu’un souffle, qu’une onde….il est au fond de l’abîme et c’est ce qui explique son courage aussi d’aller au fond de l’abîme des « Malheureux » « l’abîme des douleurs m’attire… »

Et le retournement se produit, parce qu’au fond de l’abîme, que voit-il ? les Justes au Ciel :

Or il semble à qui voit tout ce gouffre en rêvant
Que les justes parmi la nuée ou le vent
Sont un vol frissonnant d’aigles et de colombes (vers 67 sq)

Ainsi les malheureux sont les justes : ceux qui sont en bas sont en haut, voilà ce que lui a permis de découvrir sa fréquentation des abîmes cf. vers 100 sq de ce même poème. Et même la Mère en deuil, la Mater dolorosa sera heureuse : elle est comme sauvée par la mort de son fils elle aussi, et donc la mort n’est plus à craindre (v. 122 Ne crains pas de mourir…) ; et c’est  la leçon du poème « Les Feuillantines » : le livre noir devient l’ange.

Conséquence, la vraie vie est au ciel : c’est la leçon de Cerigo  « Car la terre a Cerigo, mais le ciel a Vénus » cf. les deux Aphrodites, céleste et terrestre, le corps et l’âme. Cythère, c’était le paradis mythique des jours heureux de « l’âme en fleurs » mais Cérigo « nuit et deuil » c’est l’homme sur terre (livres 3 et 4) et Vénus, c’est la vraie vie après la mort (livres 5 et 6).

Tout cela explique les visions qui jalonnent le livre V :  celle de « Apparition »  (cf. Mors) l’ange de la mort qui dit « je suis l’amour », « Mugitusque Boum » où il entend comme Virgile la voix des bœufs disant la vie éternelle (par opposition à la mort des êtres particuliers) et celle dans les «  Malheureux » (« A présent que je suis sur les tombes… »).

Retenons que la réponse qu’il donne au problème du mal, de ce deuil personnel n’est pas une réponse individuelle, mais il cherche une réponse qui lui permette de concilier  d’un même mouvement l’avenir de l’humanité et son propre avenir : donc un moyen d’espérer pour lui comme pour les hommes, mais lui comprendra plus tôt que les autres(cf. les Malheureux) qu’il s’agit non pas seulement des luttes sociales mais d’un bonheur transcendant l’existence. Peut-être faut-il comprendre de cette façon la fin du poème « les Malheureux » : au plan métaphysique, pas de bonheur terrestre (un tableau à l’opposé de ceux du livre II : Adam et Ève silencieux, se tournant le dos, pleurant, sans se regarder, leurs enfants, la terre est sinistre, les parents accablés), et sur le plan social, l'humanité est souffrante silencieuse et désespérée. Au contraire le poète lui voit l’avenir et le caractère positif de la souffrance :

Car le proscrit est seul. La Foule aux pas confus
Ne comprend que plus tard d’un rayon éclairée
Cet habitant du gouffre et de l’ombre sacrée (A vous qui êtes là)

N.B. Deux poèmes résument le trajet du Je :

  • Pasteurs et troupeaux sur le plan symbolique : toutes les figures du Je y sont représentées :

Le Je amoureux (la nature favorise l‘idylle), le Je social (attentif aux humbles), le Je exilé (nature autre) et donc le je visionnaire (le pâtre promontoire : naissance de la vision).

  • O strophe du poète : sur le plan métapoétique, car il montre le trajet poétique du recueil

Encore la Contemplation pour finir  : Magnitudo Parvi appliquée au Mendiant et aux Feuillantines, et «elle était pâle… »

Il importe de voir comment la contemplation est le produit d'un poème où les distinctions mises en place (haut/bas, ciel/terre, pauvre/riche, prose/poésie  etc finissent par disparaître grâce à l'amour. Ainsi dans le mendiant (cf. dès le début : au bas/de la montée, et la rime dieu/peu) dans l'étoffe la plus grossière l'infini de Dieu, dans "elle était pâle..;" et "les feuillantines" c'est le même processus où des antithèses constamment présentes finissent par une réunion du ciel et de la terre, (valables au plan des rimes comme des sonorités aussi).

Le texte le plus clair au sujet de la contemplation est le Mendiant : au départ il s'agit d'un geste d'humanité qui va permettre d'effacer la barrière dehors/dedans, et donc un geste qui fait sortir de soi ("je cognai sur ma vitre" et qui fait entrer l'autre en soi. Puis c'est  l'identification (le pauvre est un sans nom comme l'exilé Hugo, et il prie) et cette identification nous  fait passer au sublime  de même que la prose qui est entrée délibérément dans le texte va faire naître une des plus belles images du recueil et cette image finale permet au poète de saisir l'essence de ce qu’il voit : au-delà de l'apparence car "contempler c'est finir par ne plus voir" Ce n'est plus un pauvre mais la manifestation de la présence divine. Ainsi la contemplation est à la fois le moyen de connaître et la révélation de l'être, comme le poème, méthode et résultat de la méthode.

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