La tétrarchie : un Empire, quatre "préfectures"
Dioclétien organise l’Empire en "secteurs d’opérations" : quatre grandes "préfectures" (du latin praefectura, gouvernement, district) comptant 96 provinces, lesquelles sont regroupées en douze "diocèses" (du grec διοίκησις, dioikèsis, administration, province), sept pour l’Occident et cinq pour l’Orient (en 305). L'Empire n’est donc pas divisé, au sens premier du terme, car Dioclétien conserve toute son autorité sur ses "associés", ainsi que sur l’ensemble des territoires et des légions, Maximien ne bénéficiant que d’une délégation de l’imperium.
Doté du pouvoir législatif, Dioclétien porte le titre de Primus Augustus ("Premier Auguste") pour marquer sa supériorité. À la tête de chaque diocèse se trouve un "vice-préfet du prétoire" (vice praefectus praetorio), plus couramment nommé "vicaire" (vicarius), qui sert d’intermédiaire entre le gouverneur de province et l’empereur. Cette réforme permet ainsi une répartition des tâches et des compétences ; elle renforce le pouvoir impérial en développant sa bureaucratie.
Voir "La Tétrarchie : de Dioclétien à Constantin (284 - 324)"
Un Dalmate au pouvoir
Dans le dernier tiers du IIIe siècle après Jésus-Christ, la situation de l’Empire romain est particulièrement préoccupante : les peuples dits "barbares" menacent l’Empire à ses frontières ; la situation financière et économique est mauvaise. Après la mort brutale de l’empereur Carus en 283, ses deux fils, Carin et Numérien, sont proclamés "Augustes" par leurs troupes. Numérien meurt en novembre 284 dans des circonstances obscures et Carin est assassiné peu après. C’est quasiment au même moment (20 novembre 284) que les soldats romains acclament en tant qu’Auguste Gaius Valerius Dioclès, commandant de la garde impériale : dès cette date, il porte les noms de Marcus Aurelius Gaius Valerius Diocletianus (Dioclétien).
Né vers le 22 décembre 244 à Salona en Dalmatie (dans l’actuelle Croatie, près de Split), Gaius Valerius Dioclès (latinisé en Diocletianus) a des origines mal connues et on ignore tout de sa vie avant son avènement en 284. Sorti du rang, il a fait une brillante carrière militaire, parvenant aux plus importants commandements : chef de la garde rapprochée de Carus et de Numérien, chef d’une unité d’élite nommée divinum latus ("le divin flanc"). Malgré le caractère stéréotypé des portraits officiels et les destructions des chrétiens, on peut imaginer son apparence : front peu dégagé, arcades proéminentes, pommettes saillantes, air concentré et réfléchi. C’était "un dur", un soldat intelligent et surtout pragmatique.
Dioclétien a vite compris qu’il ne pouvait pas mener seul la restauration de l’Empire romain et il ne voulait pas connaître le sort habituel des empereurs précédents. Il choisit donc de s’adjoindre avec le titre de "César" un officier pannonien, Maximien, né vers 250 près de Sremska Mitrovica (en Serbie aujourd’hui) et, comme Dioclétien, d’origine obscure. Il s’appelait officiellement Marcus Aurelius Valerius Maximianus. Maximien commence par pacifier les Gaules en soumettant les Bagaudes, les Francs et les pirates saxons. Il est promu au rang d’Auguste en avril 286. Une dyarchie (du grec duo, deux, et archè, pouvoir) se constitue : Dioclétien conserve la prééminence et Maximien passe du statut de "fils" à celui de "frère" du premier Auguste, Dioclétien se plaçant sous le patronage de Jupiter Capitolin et conférant à Maximien le nom d’Herculien (Herculius).
La mise en place de la tétrarchie
Dès l’association au trône de Maximien, l’Empire doit faire face à des problèmes militaires complexes en Orient, sur les frontières du Danube et en Occident (Gaule et Bretagne). Dioclétien, toujours très pragmatique, décide alors de nommer auprès de chaque Auguste un adjoint chargé principalement des opérations militaires ; les deux "Césars" sont proclamés le même jour, le 1er mars 293 : à Milan (où Maximien s’était installé) est intronisé l’Illyrien Flavius Valerius Constantius, dit Constance Chlore ("le pâle"), et à Nicomédie (en Bithynie, aujourd’hui Izmit en Turquie), siège de Dioclétien, le Dace Gaius Galerius Valerius Maximianus (Galère).
C’est ainsi qu’est né le régime appelé "tétrarchie" (du grec tétra-, quatre, et archè, pouvoir). Comme la dyarchie, il a un fondement religieux : Constance Chlore l’Herculien et Galère le Jovien (de Jovis, génitif de Juppiter). Ce régime exclut l’hérédité naturelle et s’appuie sur une conception collégiale du gouvernement. Cependant, Constance Chlore épouse la fille de Maximien et Galère celle de Dioclétien.
L’Empire romain connaît alors de nombreux succès militaires : victoires de Constance Chlore en Bretagne, de Maximien en Afrique, de Dioclétien sur le front danubien et contre les Perses Sassanides.
Chaque tétrarque dispose en fait de son territoire : depuis sa capitale Nicomédie (Izmit en Turquie), Dioclétien administre les provinces orientales (Anatolie, Syrie, Égypte) ; de sa résidence de Milan (Italie), Maximien gouverne l’Italie, l’Afrique du Nord et la péninsule ibérique ; installé à Trèves (Allemagne), Constance Chlore contrôle les provinces des Gaules, des deux Germanies et de Bretagne ; depuis Sirmium (Sremska Mitrovica en Serbie), Galère contrôle les provinces danubiennes.
Les réformes et la défense de l’Empire
L’un des principaux problèmes de l’administration impériale était la gestion des finances de l’Empire, répartie entre quatre puis trois ministères. Cinq grands bureaux, mis en place sous Hadrien, sont réorganisés et renforcés : le bureau des libelles, de la correspondance, des études, des procès et de la mémoire (sorte de secrétariat général). Depuis que Rome a perdu son statut de capitale, le Sénat ne joue plus qu’un rôle subordonné. Dioclétien a toutefois maintenu ce qui restait de la carrière des honneurs sénatoriaux : questure, préture, consulat suffect et consulat ordinaire.
Vers la fin du IIIe siècle, Dioclétien regroupe les provinces au sein d’unités beaucoup plus vastes, les "diocèses" (12 si on se réfère à la liste de Vérone datée de 314), chacun rassemblant de 4 à 17 provinces. Dioclétien confie la responsabilité des diocèses à des chevaliers, appelés les "vicaires des préfets du prétoire", avec autorité sur tous les gouverneurs des provinces et tout pouvoir en matière de finances. Dioclétien a aussi considérablement augmenté le nombre des provinces, passant de moins de 50 en 284 à une centaine lors de son abdication en 305.
La tétrarchie a restauré l’administration municipale, mosaïque de cités autonomes. Elle a en particulier aidé les cadres locaux à relever les cités de leurs ruines en menant une politique de grands travaux et en installant de nouveaux habitants, même "barbares", dans les villes en partie dépeuplées de Gaule, de Pannonie et de Thrace.
Dioclétien entreprend une profonde remise en ordre du système fiscal, après la crise financière du IIIe siècle. Dans le même temps, il engage une profonde réforme monétaire et tente de limiter l’inflation, qui sévissait depuis 270, par des mesures autoritaires, comme l’édit du Maximum (301). Dioclétien n’a jamais pu instaurer un dirigisme d’État pour les affaires économiques, mais il a contrôlé étroitement le commerce extérieur pour maximiser les droits de douane (avec les Perses Sassanides en particulier).
Dioclétien a cherché avant tout à renforcer les frontières (le limes) par la construction d’ouvrages défensifs en Occident, du Rhin à l’Afrique du Nord, et en Orient (routes militaires et fortifications). L’armée est aussi réorganisée et ses effectifs augmentés (de l’ordre de 400 000 hommes), les légions continuant à former le gros des troupes romaines, avec mise en place d’une réserve tactique. La flotte est également remise en ordre et 35 arsenaux d’État sont créés.
Du principat au dominat
S’écartant des formes républicaines, plus ou moins respectées depuis le principat d’Auguste, mais qui sont restées en vigueur durant les trois premiers siècles de l’Empire, Dioclétien et ses successeurs choisissent un style de gouvernement plus influencé par la vénération des potentats orientaux (Égypte, Perse) que par la collégialité civique qui maintenait les apparences de la République romaine dans l’Empire.
Au principat succède donc le dominat — de dominus, le "maître" par rapport à l’esclave — un terme que les historiens utilisent pour désigner la seconde phase de l’Empire romain, qui va de l’avènement de Dioclétien à la date "officielle" de la chute de l’Empire romain d’Occident (476). À cette époque apparaissent en effet pour la première fois, sur les pièces et dans la titulature impériale, les mots Dominus noster, "notre maître".
« Dioclétien était naturellement fin : il avait l’esprit, subtil et pénétrant ; il voulait satisfaire sa cruauté et en faire supporter l’aspect odieux par d’autres. Il fut un prince très habile et très actif. Il fut le premier à substituer les usages des rois à ceux de la République. Ses prédécesseurs s’étaient contentés du salut, lui voulut qu’on se prosternât devant lui. Il fit couvrir de pierreries ses habits et ses chaussures, ne se contentant pas du manteau de pourpre qui était la seule marque de distinction chez les empereurs, qui étaient pour le reste habillés comme leurs sujets. »
Eutrope (env. 310 - 387), Abrégé de l’histoire romaine, livre IX, 26
Religion publique et persécutions des chrétiens
La religion officielle est la sacra publica fondée sur la mythologie herculéenne et jovienne. Les cultes aux divinités oraculaires et "à mystères" (Cybèle, Mithra,...) ainsi que les cultes indigènes sont aussi pratiqués, tandis que le culte des souverains (Augustes), fondement essentiel du régime, est toujours célébré dans les cités.
Après "la petite paix de l’Église" qui suivit l’Édit de tolérance de Gallien en 260, le christianisme se développa de façon non uniforme dans l’Empire, sans conflit jusqu’en 303, date du début des persécutions des chrétiens. Des édits furent promulgués, quatre au total, avec application dans toutes les provinces de l’Empire. La persécution en Orient, commencée par Galère puis aggravés par son successeur Maximin Daïa, fut particulièrement dure. Un édit de tolérance (Galère en 311) ramena le calme dans l’Empire.
L’abdication
Affaibli par l’âge et la maladie, Dioclétien se retire volontairement du pouvoir le 1er mai 305, selon l’engagement solennel pris lors des vicennalia ("fête des vingt ans") en 303, décidant que les Augustes ne pouvaient régner plus de vingt ans. Galère et Constance Chlore deviennent alors Augustes et les deux nouveaux Césars, Maximin Daïa et Sévère, sont adoubés par les troupes. Installé dans son immense palais de Split (Croatie), Dioclétien meurt à une date controversée, entre 311 et 313.
Le système de la tétrarchie s’est poursuivi jusqu’en 313, date à laquelle Constantin Ier règne comme seul Auguste après avoir éliminé tous ses rivaux.
Bilan
Dioclétien peut être considéré comme le successeur de Septime Sévère (193 – 211) et des empereurs illyriens. Il a réalisé des réformes très importantes dans de nombreux domaines : pouvoir impérial, administration, armée, marine, ainsi que dans les domaines fiscal, monétaire et économique. Ces réformes ont toutefois gardé un caractère traditionaliste, sans réelle rupture avec le passé impérial romain.
Dioclétien a rétabli l’unité du pouvoir impérial et il apparaît comme le restaurateur d’un monde romain en difficulté après les crises du IIIe siècle, ce qu’ont reconnu plus tard les chroniqueurs chrétiens, pourtant hostiles à celui qui est resté, pour la postérité, le grand persécuteur des chrétiens. Ses décisions et ses réformes n’ont pas été remises en cause par ses successeurs, notamment Constantin, qui a parachevé son œuvre.
Ce qu'écrit Aurelius Victor :
Se primus omnium Caligulam post Domitianumque dominum palam dici passus et adorari se appellarique uti deum.
« Après Caligula et Domitien, il fut le premier de tous qui souffrit qu’on l’appelât ouvertement dominus ["seigneur"] et qu’on lui prodiguât les adorations et le titre de dieu. »
Des Césars, XXXIX, 2, « Dioclétien », attribué à Aurélius Victor (env. 327 - 390)