Notes
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Paris : Le Seuil, 2005. C'est à cette édition que nous référons.
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Notamment dans le Criticón et pour ce dernier, dans le Discours XXXVIH de Arte de ingenio..., p. 621.
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C'est ainsi que Benito Pelegrín traduit le mot bizarría, qui désigne en quelque sorte le brio, la crânerie.
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El Político don Fernando fut publié en 1640.
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La première version de l'œuvre s'intitulait en fait Arte de ingenio, tratado de la Agudeza.
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El corazón es maestro / Desta ciencia non aprendida.
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No hizo noviciado y el primer día profesó inmortalidad.
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Sur ce sujet, nous nous permettons de référer à notre livre. Corneille et la dramaturgie espagnole, Tùbingen : Gunter Narr Verlag, 2002 (2e partie, II, B, pp. 208-212).
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Essai de génétique théâtrale. Corneille à l'œuvre. Paris : Klincksieck, 1996.
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Corneille et la dialectique du héros, Paris : Gallimard, 1963, Ch. V « La liberté contre la nature ».
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De los ingeniosos equívocos. On notera qu'on retrouve sous la plume du Jésuite un qualificatif dérivé d'une notion-clé du titre : l'ingenio.
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Le mot est masculin au XVIIe siècle.
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« Un si grand ennemi [Nicomède] leur répond de ma foi » ; « Ainsi votre tendresse et vos soins sont payés ».
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Op. cit., L'hypothèse principale de cet ouvrage est que « tragédies et comédies héroïques de Corneille reposent sur la déduction « d'une action principale à partir d'une matrice fondée sur la configuration finale de la pièce » (p. 143).
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Gracián publia ses livres sous le prénom de Lorenzo, qui était celui de son frère, ce qui lui évita de soumettre les ouvrages à la censure de la Compagnie de Jésus.
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On connaît l'Excuse à Aris : "Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.".
Rassemblant en un seul volume ses traductions de l'ensemble de l'œuvre de Gracián, excepté les trois volets de la dernière, un roman, le Criticón, Benito Pelegrín lui a donné pour titre Traités politiques, esthétiques, éthiques1. Politique, éthique, et esthétique constituent justement la trilogie des préoccupations majeures des auteurs de tragédies françaises qui furent les contemporains de Gracián.
La première œuvre de ce Jésuite espagnol, Le Héros, fut publiée en 1637, l'année même de la représentation du Cid. Aussi serait-il fort hardi d'avancer que Corneille ait pu s'en inspirer en concevant cette tragi-comédie qui connut un tel éclat, et dans laquelle on se plaît à reconnaître la semence des tragédies qui suivirent. Par contre, considérons que Baltasar Gracián a su mettre en mots justes, et poussé jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes, les pensées de ses contemporains, que véhiculait aussi un théâtre national dynamique, bien connu du Jésuite mais aussi lu attentivement et imité par Corneille : on peut expliquer alors que tel ou tel passage de cette œuvre brillante apparaisse parfois comme un commentaire des tragédies cornéliennes, une sorte de miroir des personnages qui les animent. La connaissance des œuvres de Gracián était cependant susceptible de conforter notre poète tragique dans ses pratiques, voire stimuler certaines de ses expérimentations.
Dans la préface qu'il donna au quatrième livre de Gracián, El Discreto -(1646) - L'Honnête homme -, Lastanosa, grand promoteur du Jésuite, vantait la fortune européenne de son protégé, notant que Le Héros s'était déjà vu « tant de fois imprimé en tant de langues étrangères, toutes langues de sa renommée [...], célébré des nations les plus cultivées [...], si honoré par certains écrivains qu'ils en ont versé des chapitres entiers dans leurs savants ouvrages » (p. 179).
Si Gracián se tailla très rapidement une réputation dans ces « nations cultivées », c'était notamment parce que son œuvre était imprégnée de culture européenne. D'abord, Jésuite, il connaissait le répertoire théâtral latin, donc international, des collèges. S'il était féru de Sénèque et de Lucain, les Latins espagnols, il Tétait également de Tacite mais aussi des historiens français Philippe de Commynes et Pierre Matthieu, pour lesquels il dit son admiration2. Le Criticón révèle qu'il connaissait l'érudit François Filhol, de Toulouse, sa bibliothèque, ses collections. L'intérêt de Corneille pour Gracián - que toutefois notre poète ne cite jamais - a aussi de fortes chances de s'être développé du fait qu'en bon Jésuite, Gracián ne manqua pas de s'intéresser fortement au théâtre, comme on le verra. Atout supplémentaire : sortant de son ordre et visant l'efficacité, l'œuvre du brillant Espagnol évoque non pas des tragédies de collège mais bien des œuvres contemporaines écrites en langue vulgaire. Dans Agudeza y arte de ingenio - Acuité et art de l'esprit -, publiée en 1642 puis rééditée dans une version très augmentée en 1648, il accorde ainsi une mention particulière à Guillén de Castro pour la « beauté arrogante3 de ses vers » (Discours XLV, p. 646).
L'avis au lecteur du Discreto est lui-même précédé d'une approbation donnée par le Doctor Don Manuel Salinas y Lizana. Ce chanoine rappelle (p. 177) que la démarche de Gracián est une démarche d'enseignant, couronnée par le succès de ses deux premiers ouvrages :
Il donna les premières lueurs de son esprit pour enseigner un Prince avec son Héros et son Politique4 car il est propre du soleil à ses premiers rayons de dorer les sommets. Sa façon d'enseigner étant si éminente, il en tira son Art de l'esprit.
Ce fameux ouvrage, qui peut apparaître au premier regard comme une réflexion sur l'écriture, le style, ne se désolidarise en aucune façon des deux premiers. On peut, certes, observer une évolution : après l'étude des actions humaines et guerrières Gracián s'est tourné vers un art plus ancré dans les mots et leur efficacité, celui de gouverner, pour aboutir à la vivacité de l'esprit en soi. Mais dès son premier livre il écrivait : « Il n'y a pas de héros sons excès d'esprit. Les mots d'Alexandre sont des éclairs de ses actions d'éclat. César fut aussi vif à penser qu'à agir » (Principe II, p. 71).
Dans sa version de 1642, L'Art de l'esprit était d'ailleurs dédié à l'Infant Baltasar Carlos. C'est la raison pour laquelle, si l'essentiel de notre réflexion concerne Agudeza y arte de ingenio, elle puisera également dans certains aspects des deux œuvres qui l'ont précédée car Gracián se montre toujours en quête de l'homme idéal, qui ne saurait qu'être complet. Il écrit dans L'Acuité que cette dernière est « l'ambroisie de l'âme », l'avis au lecteur précisant :
L'acuité se sert des tropes et figures rhétoriques comme d'instruments pour exprimer savamment ses concepts mais ils s'arrêtent là où l'acuité commence et n'en sont que les fondements matériels, au plus, des ornements de la pensée (p. 437).
En fait c'est toujours la pensée, et par là l'être, qui est la préoccupation de Gracián : l'être du conquérant, l'être du Politique, l'être de tout homme qui réfléchit, notamment l'auteur, qui conçoit et écrit. Ce que Gracián dit de l'homme héroïque constitue une sorte de rêve d'incarnation, qui se nourrit d'exemples multiples, de toutes époques, de tous pays, sans se limiter à une personnalité définie. L'espace est réduit qui sépare ce rêve du personnage de théâtre : ce dernier n'est pas non plus une personne mais une possibilité de personne, qui attend d'être incarnée par un acteur, par ses acteurs, différents car ses facettes sont multiples. L'avis au lecteur du Héros recèle cet ambitieux projet :
Que je te désire singulier I J'entreprends de former avec un livre nain un homme géant avec de brèves périodes, des faits immortels, et en tirer un homme supérieur, c'est-à-dire un miracle de perfection [...]. Tu y verras ou ce que tu es déjà ou ce que tu devrais être (p. 67).
Ne peut-on voir aussi dans la tragédie cornélienne ce livre nain - quelques mille huit cent vers - qui fabrique un homme géant atteignant au milieu de la pièce quelques sommets mais les dépassant pour se faire homme supérieur, au-dessus des exploits mêmes qu'il accomplit ?
Protégé par Vicente Juan de Lastanosa en Aragon, Gracián a vraisemblablement rencontré Gaston d'Orléans puisque ce dernier a été reçu à plusieurs reprises dans le palais de Huesca. Aussi sa première œuvre put-elle rapidement être connue en France, et bien avant ses adaptations par Nicolas Gervaise et par le père Ceriziers, en 1645. Après ce premier succès, on peut estimer que beaucoup restèrent à l'affût des autres œuvres de Gracián.
Lisant le Héros, Corneille pouvait y retrouver certaines idées et même des formules qu'il avait justement prêtées à son Rodrigue en les empruntant pour partie à Guillén de Castro.
Dans le Primor XVI, « Renouveler sa réputation », Gracián insiste sur le caractère brillant qui doit s'attacher aux débuts d'un héros. Benito Pelegrín en traduit notamment deux paragraphes de la manière suivante :
Ce soleil des capitaines et général des héros, l'héroïque comte de Fuentes, naquit à la gloire avec un faste de soleil, qui naît déjà tout brillant de lumière. Son premier exploit aurait pu être le non plus ultra d'un Mars ; il n'accomplit pas de noviciat de la gloire ; son premier coup un immortel coup de maître (pp. 106-107).
On songe immédiatement à la carrière de Rodrigue, et au brillant distique par lequel il répond au méprisant Comte de Gormas, mais il est vrai que la traduction de Pelegrín n'est pas pour rien dans l'évidence du parallèle qui se présente à l'esprit. Rappelons d'où est parti Corneille pour aboutir aux deux fameux vers : « Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître / Et pour leur coup d'essai veulent des coups de maître ». Guillén de Castro faisait dire à son jeune Rodrigo : « Le cœur est le Maître / Pour cette science qu'on acquiert sans leçons6 ». Benito Pelegrín a bien infléchi sa traduction en lui donnant une tonalité cornélienne. Gracián file en réalité une métaphore de type religieux : si le premier membre de la phrase espagnole7 est très exactement traduit par « Il n'accomplit pas de noviciat », le second exploitait également le même champ lexical et aurait pu être traduit par : « Le premier jour il prononça des vœux immortels ».
L'idée d'un être avancé d'emblée dans le métier, la carrière, par une sorte de grâce est bien respectée par le traducteur. Mais chez le Jésuite la métaphore choisie entre en résonance avec le dernier principe héroïque, « le plus beau joyau des qualités » : on y lit que le héros doit tenir son éclat de Dieu même et se caractérise donc par sa piété. Parmi les héros dotés d'un tel éclat, Gracián compte des rois ou empereurs comme Constantin, Charlemagne, Saint Louis, Ferdinand de Castille, Philippe II mais aussi des capitaines, dont Godefroy de Bouillon et ... Rodrigue Díaz de Vivar. Or Corneille, sans conserver l'épisode du pèlerinage de ce héros à Saint-Jacques de Compostelle qu'on trouve dans la source dramatique espagnole, a bien développé pour caractériser Rodrigue une mystique de l'amour qui le détache des vaines gloires et l'amène invariablement à se remettre à la volonté et entre les mains de Chimène8. Dans cette perspective, faut-il rappeler que Corneille fut l'un des rares de nos poètes dramatiques à oser porter sur la scène l'héroïsme de la sainteté avec les personnages de Polyeucte, Théodore et Didyme ?
Le Principe XVII, « Toute qualité sans affectation », trouve aisément son application négative dans le personnage du Comte. Sa louange par Don Diègue aurait dû lui suffire : la valeur de Gormas se trouvait saluée, confirmée par le regard de l'ancien dans des formules qu'on ne trouve nullement chez Guillén de Castro, accompagnées d'une certaine modestie personnelle. L'erreur a consisté pour le père de Chimène à se vanter lui-même : « L'affectation est le poids mort de la grandeur. C'est une louange muette de soi-même ; or, à coup sûr, se louer, c'est se blâmer », écrit Gracián (p. 108). Ce même Principe XVII trouve une application positive chez Rodrigue, mais au cœur d'une tirade, qui n'imite en rien une réplique du dramaturge espagnol, celle de la scène 1 de l'acte V, quand le héros, auprès de Chimène, imagine son éloge funèbre ; cet éloge n'est pas centré sur l'orgueil mais sur la soumission à Chimène : « Rien n'empêche de s'estimer un peu quand on nous admire beaucoup ».
Avec quelle facilité le jeune vainqueur du Comte parvient-il à rassembler des hommes pour s'opposer à l'arrivée des Maures ! « Nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port » ! Elle ne fait qu'illustrer ses capacités pour « se faire aimer de tous ». C'est le titre du Principe XII l
Aussi cette proximité, à coup sûr remarquée par Corneille, a-t-elle dû en faire un lecteur attentif des autres ouvrages de Graciân, qui connurent également une grande diffusion. Parmi les personnages de Corneille les guerriers agissants et rayonnants se révèlent peu nombreux, tout compte fait, même si c'est grâce à eux que la réputation de l'auteur s'est établie au cours des siècles ultérieurs. Dans son œuvre, comme chez Gracián, le politique succède au capitaine, puis, civile ou militaire, l'action concrète du héros apparaît de plus en plus difficile à accomplir non seulement dans la fable dramatique, mais aussi sur la scène, devenue décidément fort contraignante.
Corneille imagine tôt des fables tragiques dans lesquelles toute action héroïque est « bloquée », pour reprendre l'expression de Georges Forestier9, la tyrannie s'étant installée. En même temps, le poète propose de belles figures féminines, d'abord des figures sombres. Que lit-on dans El Político de Gracián à cet égard ?
Les passions règnent communément sur le sexe féminin si bien qu'elles ne laissent lieu ni au conseil ni à la patience, ni à la prudence, essentielles parties du gouvernement. Mais, sa nature corrigée, la femme qui est sage et prudente l'est à un degré extrême et d'ordinaire les femmes aux vertus masculines ont beaucoup de discernement (p. 167).
Envisager ainsi un héroïsme politique des femmes ne relève pas d'une conception courante. Les « femmes fortes » à l'époque défendent plutôt leur vertu contre les passions des souverains ou des vainqueurs tyranniques, savent affronter la mort, se montrent capables d'un extrême dévouement mais ne se caractérisent nullement par leur réflexion politique. Or Corneille, comme l'a bien souligné Serge Doubrovsky10, a particulièrement mis en valeur le renversement, l'inversion des sexes dans le maintien de l'éthique héroïque. Ce renversement, puisque, comme la Cléopâtre de Rodogune le rappelle, les soldats obéissent malaisément à une femme, renforce le phénomène du déplacement de l'action au cœur du langage.
Souvent privés de leur liberté de mouvement par la nocivité de la tyrannie, les héros peuvent encore agir si l'on suit bien Gracián. Car leur être réside aussi dans leur parole, leur pensée, acérée comme une arme, bref dans l'acuité, la agudeza. Face au danger, un vrai héros saura montrer sa supériorité en recourant à un langage double dont lui seul, avec quelques initiés, connaît la valeur et le rapport à la vérité. Gracián consacre en effet le Discours XXXIII de la Agudeza aux « équivoques ingénieuses11 » (p. 599) :
La délicate équivoque est comme une parole à deux tranchants et une signification à deux lumières. Son artifice consiste à user de quelque mot qui ait deux significations de manière à créer le doute sur ce qu'on a voulu dire (p. 599).
Le Jésuite, qui ne suit pas l'inclination sensible de son ordre vers l'austérité, va jusqu'à apprécier les équivoques à double détente : « C'est aussi un grand artifice du jeu de l'équivoque que de s'emparer du mot de quelqu'un pour lui donner un sens autre que celui qu'il prétendait » (p. 601).
Or l'expression « équivoques ingénieux12 » se trouve bel et bien sous la plume de Corneille dans l'Examen d'Héraclius :
Je n'ai pu avoir assez d'adresse pour faire entendre les équivoques ingénieux dont est rempli tout ce que dit Héraclius à la fin de ce premier acte, et on ne peut les comprendre que par une réflexion après que la pièce est finie, et qu'il est entièrement reconnu, ou dans une seconde représentation.
Mais quelle est alors la jouissance du spectateur devenu sensible à tous les doubles sens des propos, comme complice de la grandeur et de la force à venir d'Héraclius, comme investi lui-même de sa légitimité royale ! Pour donner ici quelques exemples de ce phénomène, nous rappellerons que, fils de l'empereur Maurice, Héraclius, que tout le monde croit mort au berceau, passe pour celui du tyran Phocas. Aussi, évoquant son prétendu père, peut-il dire à Pulchérie, que le tyran entend lui faire épouser pour se donner un semblant de légitimité, mais qui se trouve être sa sœur bien qu'elle l'ignore elle-même (I, 4) :
Redoutez un peu moins les rigueurs d'un barbare.
Pardonnez-moi ce mot : pour vous servir d'appui
J'ai peine à reconnaître encor un père en lui.
Résolu de périr pour vous sauver la vie,
Je sens tous mes respects céder à cette envie,
Je ne suis plus son fils s'il en veut à vos jours.
Ces propos conviennent à la fois à Martian, pour qui il passe, et à Héraclius, qu'il est. Et plus loin, s'adressant à Léonce, en réalité Martian, fils de Phocas, qui voudrait renoncer à Pulchérie bien qu'il l'aime, pour éviter à cette dernière et à son ami les cruautés de son pseudo-père, il avoue tout en dissimulant :
Je te connais Léonce, et mieux que tu ne crois,
Je sais ce que tu vaux, et ce que je te dois.
Son bonheur est le mien, Madame, et je vous donne
Léonce et Martian en la même personne,
C'est Martian en lui que vous favorisez.
[...........................................................]
Je vais près de Phocas essayer la prière,
Et si je n'en obtiens la grâce tout entière,
Malgré le nom de père, et le titre de fils,
Je deviens le plus grand de tous ses ennemis.
Chacun de ces vers dit vrai dans deux sens différents. On pourrait parler ici d'une équivoque filée comme une métaphore.
Dans cette tragédie Héraclius n'est pas seul à mener double jeu : le patricien Exupère cherche à éviter au fils de Maurice à la fois de courir des risques et d'assassiner celui qui l'a considéré comme son fils, dans une sorte de parricide d'emprunt. Il recourt lui aussi au double langage en répondant à Martian qui se croit Héraclius et pense avoir affaire à un traître : « Je sers mon empereur et je sais mon devoir » (III, 2), puis au tyran qui se plaint de l'incertitude dans laquelle il est plongé : « Je vous en tirerai, seigneur, dans peu de temps » (IV, 3). Phocas espère la vérité sur les identités respectives de « Léonce » et de celui qu'il a élevé comme son fils mais Exupère, lui, parle du meurtre qu'il projette et qui mettra fin à la perplexité du tyran.
Mais il faudrait également citer les « équivoques ingénieuses » des comédies : celle qu'entretient la Doris de La Veuve quand elle s'adresse (II, 5) à Alcidon, qui interprète ses propos à rebours de ce qu'ils veulent dire, le volage traduisant à son avantage les périphrases dont ils sont remplis ; celle dont joue Alcandre tout au long de la représentation de la tragédie de l'acte V de L'Illusion comique puisque les mots qu'on entend sont prêtés à Clindor, à Isabelle, à Lyse alors qu'ils reviennent aux personnages qu'ils incarnent ; pour revenir au registre tragique, référons-nous aux terribles sous-entendus de la reine Cléopâtre de Rodogune.
Dans Nicomède, au moment même où, de sujet de Rome, Attale devient rebelle à sa puissance, c'est-à-dire autonome et héros, en se rangeant du côté de son demi-frère, il quitte la scène - le palais de Prusias - sur ces mots : « Je vais de mon côté / De ce peuple mutin amuser la fierté / À votre stratagème en ajouter quelque autre » (V, 5). En fait, au lieu de distraire le peuple, il délivre incognito Nicomède, qui lui donne sa bague pour qu'il se fasse ultérieurement reconnaître. Quand Nicomède, rentrant au palais en triomphe, reconnaît son sauveur en son frère grâce à cette bague, Arsinoé la mère de ce dernier, jusqu'alors alliée acharnée des Romains s'écrie : « Il suffit. Voilà le stratagème / Que vous m'avez promis pour moi contre moi-même » (V, 9). Et le spectateur de remettre alors en cause le sens des vers 1529 et 1561 qu'avait prononcés Attale13.
Mais ce n'est pas seulement lorsqu'il est absolument empêché d'agir que la parole acérée fait le héros, c'est dans toute souffrance extrême, dans tout affrontement puissant. Elle ne doit alors pas être double, elle doit percer, ou elle doit dénouer : elle doit être efficace, forcer l'autre, voire soi-même.
Agudeza y arte de ingenio consacre des développements aux réponses « promptes et ingénieuses » (Discours ILI), aux « mots héroïques » (Discours XXX). Bien sûr, on songe à l'enchaînement stupéfiant, dans Horace, des répliques de Julie et du vieux père des trois champions romains : « Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ? - Qu'il mourût ! » (III, 6) ; ou encore à la réponse brutale de Nicomède à son père (IV, 3) :
PRUSIAS
J'y veux mettre d'accord l'amour et la nature
Être père et mari en cette conjoncture.
NICOMEDE
Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l'un ni l'autre.
PRUSIAS
Et que dois-je être ?
NICOMEDE
Roi.
Mais c'est dès sa première tragédie que Corneille avait pratiqué ces dialogues particulièrement saisissants dans lesquels deux ou trois syllabes, voire une seule, révèlent toute la force d'une personnalité. Rappelons la célèbre réponse de Médée à Nérine (I, 5) : « Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? / Moi ».
Dans le Discours XXLX « De l'acuité sentencieuse », Gracián s'intéresse aussi aux sentences. Pour lui, « C’est l'opération la plus haute de l'entendement parce qu'y concourent la vivacité et la justesse de jugement. Les sentences et les satires assaisonnent l'histoire car sans ces deux condiments la narration paraîtrait fade ». Mais parmi les sentences, toutes conceptuelles, il en est qui relèvent vraiment de l'art de l'esprit, « celles qui sont tirées de l'occasion, prennent leur essor de quelque circonstance spéciale, de sorte que ce ne sont pas des sentences générales mais très particulières : elles sont le commentaire de quelque singulière contingence ». Et Gracián de citer une sentencieuse et occasionnelle épigramme d'un père jésuite, le goût pour cette figure semblant constituer une sorte de spécialité de l'ordre. On comprend que Corneille, par son éducation, ait été enclin à en produire aussi, et elles participent de la vigueur de son œuvre.
Il n'est pour apprécier la communauté de vue de notre poète et de l'auteur de l’Agudeza que de citer quelques lignes du premier des Discours de Corneille, celui De l'utilité et des parties du poème dramatique. Les sentences y sont considérées comme à la fois utiles et délectables mais à manipuler avec discernement :
Ce n'est pas que je voulusse bannir entièrement cette façon de s'énoncer sur les maximes de la morale et de la politique. Tous mes poèmes demeureraient bien estropiés si on en retranchait ce que j'y en ai mêlé, mais encore un coup, il ne les faut pas pousser loin sans les appliquer au particulier.
Tous ces aspects piquants du style de Corneille, particulièrement présents quand ses héros paraissent se trouver dans une impasse et doivent comme forcer un barrage, se retrouvent notamment dans Sertorius. Or, dans une lettre à l'abbé de Pure du 3 novembre 1661, Corneille parle ainsi de sa pièce, dans une réflexion qui s'étend toutefois à l'ensemble de son théâtre.
Les vers de ceux-ci [Pompée et Sertorius] me semblent aussi forts et plus pointilleux [que ceux de Cinna], ce qui aide souvent au théâtre où les picoteries soutiennent et réveillent l'attention de l'auditeur.
« Pointilleux », « picoteries », voilà des termes qui paraissent se rapproche » beaucoup de la notion d'agudeza.
Mais ce qui semble le plus aigu, le plus ingénieux à Gracián, qui en parle ouvertement dans le Discours XLV, c'est le dénouement, surtout quand l'action a été nouée de telle sorte qu'elle donne l'impression de ne pouvoir connaître d'issue : « Le subtil artifice de cette espèce d'acuité consiste i\ trouver le moyen singulier de se tirer d’affaire » (p. 643). Bref, il foui parvenir à concilier les inconciliables. Pour Gracián, ce moyen de sortir du « labyrinthe emmêlé » doit paraître « extraordinaire mais vraisemblable » pour « la plus grande jouissance et le plus grand effroi de celui qui écoute » (p. 646). Alors l'acuité se trouvera portée au crédit du héros à l'intériorité complexe qui, d'un coup, devient lumineux et idéal quand, tel Auguste, tel Attale, tel Bérénice, il change toutes les données par sa mutation intérieure.
Enfin l'acuité apparaîtra aussi comme qualité de l'auteur lui-même, qui a ainsi conçu ces personnages, ou qui a savamment brouillé les apparences, pour faire enfin surgir la vérité : le meurtre de Phocas par Exupère, soigneusement préparé dans la pièce, constitue bien, grâce aux soins du poète « un événement prévisible qui se produit contre toute attente », selon la formule d'Aristote ; il procure au spectateur le plaisir aigu de la surprise. Corneille a toujours apporté un soin extrême à ses dénouements, artificieux au sens positif du terme, et dans lesquels il ne fait nullement intervenir la fatalité, le dénouement de Don Sanche d'Aragon mis à part. Georges Forestier14 estime à juste titre que les dénouements constituent l'élément essentiel des fables dramatiques de Corneille.
Avec lui, on a bien affaire à l'un de ces « héros de la pensée » qu'évoque Gracián, et dont les capacités de renouvellement semblent avoir pu s'appuyer sur l'ouvrage d'un connaisseur de la manière jésuite de penser, fort ouvert sur la vie séculière15 malgré ses vœux.
« Si percevoir l'acuité est d'un aigle» - propos flatteur pour les spectateurs capables de tirer de la manière cornélienne de nouer et dénouer une action le plaisir de l'intelligence -, « la produire est d'un ange ; emploi de chérubin, élévation des hommes car elle nous élève à la sublime hiérarchie » (Discours II, p. 442) : peut-on rêver plus belle promotion de l'auteur ? Gracián, pas plus que Corneille, ne cherchait à se donner une réputation de modestie16.
SOCIETE INTERNATIONALE D'HISTOIRE COMPAREE du THEATRE, de l'OPERA et du BALLET
COLLOQUE PIERRE CORNEILLE ET L'EUROPE
ler-5 septembre 2006
sous le haut patronage de la Société d'Étude du XVIIe siècle et de la Société d'Histoire Littéraire de la France, avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de la Délégation aux Célébrations Nationales du Ministère de la Culture
Actes réunis et présentés par
ALAIN NIDERST
Article paru dans Papers on french seventeenth century literature. Volume XXXV (2008). Number 68, Edito Rainer Zaiser. Tübingen, PFSCL/Biblio 17, 2008, p. 159-.169.