Camus et Casarès s'écrivant pendant le confinement de Camus pour raison de santé Une correspondance entre séparés

Notes 

  1. Carnets [1936], OC II, p. 811.
  2. André Gide, Essais critiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 437.
  3. J. L. Austin How to do Things with Words, conférence de 1955 publiée à Oxford en 1962 et traduite au Seuil en 1970 sous le titre Quand dire c’est faire.
  4. Françoise Kleltz-Drapeau, « Le droit d’aimer sans mesure » dans la Correspondance Camus Casarès, éditions Anne Rideau, Paris, 2019.
  5. Françoise  Kleltz-Drapeau, « La violence, ombre et soleil dans la Correspondance entre Camus et Casarès » in De l’ombre vers le soleil : Albert Camus face à la violence, Rencontres méditerranéennes Albert Camus, éditions des Offray, La Roque-Alric, 2019.
  6. Éditée en CD la même année par les éditions Gallimard.
  7. Il va de soi qu’il reste à mener une analyse stylistique précise de ces textes éminemment poétiques.
  8. Pindare, Pythiques II, vers 73.
  9. « Noces à Tipasa », OC I, p. 107.

En période de confinement, et même après, la lecture de Camus est toujours ce qui nous ouvre à la liberté. Pour tous ceux qui ne peuvent vivre leur amour côte à côte la lecture de la Correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès est d’actualité.  Séparés, plusieurs d’entre nous redécouvrent la correspondance par courriel, voire par SMS. Pour tous, ce peut être l’occasion de rappeler ce que furent ces lettres publiées par Gallimard en 2017 et rééditées début 2020 en Folio. La nécessité d’écrire dont les Carnets rappellent qu’elle est pour Camus aussi vitale, donc aussi physique, que le besoin de nager1, se manifeste très charnellement dans la correspondance amoureuse qu’il entretint avec Casarès. Parmi ces lettres échangées nous retrouvons très régulièrement l’affirmation que « s’écrire », c’est-à-dire s’écrire leur amour et écrire ce que l’un et l’autre deviennent par cet exercice d’écriture, est un élément fondateur de leur vie et de leur art. Ils répètent à l’envi qu’il leur faut envoyer et recevoir ces lettres : l’impressionnant volume des treize cents pages qui les réunit en est la preuve irréfutable. Travail conjoint d’écriture non retravaillée, écriture à deux mains, ce dialogue amoureux, parce qu’il est écrit, se fait émulation, surenchère, valeur « performative » d’un exercice quotidien de lecture en miroir pour mettre en mots une histoire d’amour qui dura de juin 1944 à décembre 1959.

L’idée que nous voulons ici développer est que cette Correspondance est une œuvre littéraire en soi. En d’autres termes, ces lettres peuvent se lire comme un roman d’amour. Elles furent écrites, consciemment ou non, pour que cette liaison, par les mots envoyés, devienne une relation que les réalités de la vie ne leur permettaient pas de vivre pleinement.

Ainsi, plus ils s’écrivent qu’ils s’aiment et plus ils s’aiment, plus leur amour s’affirme dans une réalité que les impératifs de leurs existences rendaient impossible. Nous voudrions donc montrer en quoi leur amour est en ce sens « œuvre littéraire », sans jamais être livresque ou fictif, et en quoi cet amour joue ainsi dans l’œuvre de Camus un rôle particulier.

Brève présentation de cette Correspondance

Pour situer cette Correspondance dans la vie de Camus nous pourrions dire, reprenant Gide, que « l’art naît de contrainte, vit de luttes, et meurt de liberté 2». Or, la vie de leur amour connut des contraintes très réelles :

« Nous avons bien des obstacles à surmonter avant de vivre vraiment cet amour qui m’étouffe maintenant à longueur de journées et de nuits (et les nuits du désir et de l’amour solitaires sont lourdes et longues). Nous les surmonterons. Mais je sais déjà que je suis lié à toi par le lien le plus fort qui est celui de la vie. »  écrit Camus dans la lettre 102 du 14/12/49.

Si Camus et Casarès avaient été libres de vivre ensemble, leur passion se serait, peut-être, attiédie sans cette contrainte que fut l’obligation de vivre le plus souvent « en correspondance ». Donnons à ce mot son double sens : en correspondant l’un avec l’autre et en se correspondant l’un à l’autre : « Toi je ne t’ai pas choisie. Tu es entrée, par hasard dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé à changer, lentement, malgré moi, malgré toi »  déclare-t-il plus loin dans la même lettre 102.

Rappelons les faits. Ce fut chez Michel Leiris, en mars 1944, que Camus âgé de trente ans rencontra Casarès qui en avait alors vingt-et-un. Le 6 juin 1944,  ils deviennent amants et les premières lettres datent de ce mois :

« Alors entre deux rendez-vous, je t’envoie ce mot. Il ne signifie rien, naturellement. Mais je suppose que tu le trouveras en rentrant ce soir et qu’alors tu penseras à moi. Je suis fatigué, j’ai besoin de toi. Mais bien entendu on ne peut pas se le dire comme ça, il faudrait que tu sois contre moi. »

La dernière est du 30 décembre 1959 :

« Je n’ai donc plus de raison de me priver de ton rire, et de nos soirées, ni de ma patrie. Je t’embrasse, je te serre contre moi jusqu’à mardi, où je recommencerai. »

Camus ne recommença pas et mourut le 4 janvier 1960.

Ces 865 lettres sont, on s’en doute, disparates, variées, et loin d’être toutes des œuvres à part entière qui pourraient marquer la littérature et la pensée du XXe siècle. Elles sont même souvent assez frustrantes pour le lecteur qui voudrait y lire les commentaires profonds de ces deux personnalités si « embarquées » dans leur époque. Guerre froide, guerre d’Algérie, multiples engagements politiques évolutifs et guerre des opposants à Camus, vie du théâtre dans l’après-guerre : tout cela, Camus et Casarès se le disaient de vive-voix, comme nous pouvons le faire en période de confinement avec nos amis par Skype. Ce que nous découvrons dans la Correspondance ce sont les impressions de la vie, exaltante ou triviale, qu’ils menaient l’un et l’autre quand ils étaient séparés, pour raisons professionnelles ou raisons de santé. L’un et l’autre, pertinents analystes de leur temps, laissèrent peu de traces écrites des dialogues qu’ils eurent et par lesquels leurs avis se précisèrent souvent. Ainsi, ce dont cette Correspondance témoigne, plus encore que de leur vie quotidienne dans la séparation, c’est de leur amour, sujet essentiel de ces treize cents pages. Nous y lisons plus de quinze ans d’une relation dont il importe peu de savoir si, entre la vie de couple de Camus et ses multiples liaisons extra-conjugales, elle alla de la passion fougueusement physique à une amicale tendresse. Ce qui est évident, c’est que jamais ils ne se lassèrent de cet exceptionnel amour, entretenu par une séparation que certains d’entre nous comprennent d’autant mieux que notre temps vit l’éloignement imposé par le COVID-19.

La dimension « performative » de cette Correspondance

Leurs lettres disent et répètent le besoin prégnant qu’ils ont de se lire. Ainsi la lettre 144 de Camus du 24/01/50 :

« J’avais un besoin presque physique de ta lettre. Comme  on a besoin d’une planche où se raccrocher. »

Ou la lettre 149 de Casarès du 27/01/50 :

« C’est long. C’est long. C’est long. J’étouffe. Tes lettres seules viennent pointer les jours d’un rappel de vie ».

Ceux qui, du fait du confinement, vivent la séparation ne peuvent que comprendre ce que vivaient ces « séparés » et c’est ici l’occasion de rappeler que l’un des titres auxquels songea Camus pour La Peste fut précisément Les Séparés.

Dans la relation amoureuse entre Camus et Casarès la relation épistolaire joue un rôle qui relève de ce que , depuis Austin, on appelle la valeur performative du langage3. En effet, cet échange épistolaire nous interroge : que signifie « Quand dire c’est faire » lorsque écrire l’amour c’est aimer et quand écrire cet amour c’est devenir encore plus soi-même, donc, dans le cas de l’écrivain et de la comédienne, devenir encore plus artistes ?

Camus résume clairement cette incidence de leur relation dans leur vie d’artiste et écrit dans la lettre 210 du 23/02/50 :

« Ce que chacun d’entre nous fait dans son travail, sa vie, etc., il ne le fait pas seul. Une présence qu’il est seul à  sentir l’accompagne. »

Nous voyons ainsi s’épanouir, dans leur être et dans leur art, une forme d’expression qui, avant cette Correspondance, restait encore seulement en puissance, mais qui, au fil des lettres, passe de la puissance à l’acte, du potentiel à l’effectif, du virtuel au performatif. La conception d’Austin insiste sur le fait que le langage n’est pas uniquement descriptif, mais qu’il peut devenir créateur, au sens propre. Par exemple quand on dit « la guerre est déclarée », la guerre devient effectivement une réalité. Entre Camus et Casarès quand l’amour est « déclaré », le mot amour devient le complément d’objet des verbes « dire » et « faire » : il ne s’agit plus seulement de « faire l’amour », mais « d’être amour » et faire en sorte que l’amour soit. Plus ils parlent de leurs sentiments, plus ces sentiments existent et s’exaltent.

Ce fait, dira-t-on, n’est pas propre à Camus et à Casarès. Nous savons tous que dire ce que nous éprouvons accroît ce que nous ressentons. Quand nous donnons pour nous-mêmes, et a fortiori pour l’autre, un nom au sentiment que nous éprouvons de manière encore confuse et tacite, nous pouvons donner une existence à ce qui, sans les mots, serait resté inaccompli. Or, dans cette correspondance profonde que vécurent Camus et Casarès, « dire l’amour » ce n’est pas seulement le déclarer, c’est l’écrire et, en ce sens, c’est lui donner une forme véritablement « littéraire ». Ce qualificatif ne signifie pas ici « fictive », fausse ou inexistante. S’il y a « fiction » d’un roman d’amour dans cette Correspondance, c’est au sens où les mots façonnent et construisent la réalité de cet amour. Nous y trouvons une forme de poiesis, au sens grec de construction et de création. C’est peut-être aussi parce que leurs sentiments voyagent dans un univers invisible aux yeux des autres qu’ils nous deviennent partiellement accessibles par leurs seuls mots.

L’exemple le plus charnel de cette création par les mots, de cette manière de susciter, en lisant ou en écrivant, un sentiment, voire une sensation dans ce qu’elle a de plus physique, sont les passages où les deux amants, à la lecture et à l’écriture de leurs lettres, éprouvent dans leurs corps l’intensité des mots qui décrivent leurs sensations. Pour être aussi explicite qu’eux, disons que certaines lettres créent des manifestations flagrantes du désir que suscite en eux non seulement le manque mais, semble-t-il surtout, des allers-retours incessants entre leurs mondes visible et invisible, les mots qui disent ce manque. La période où Camus était pour sa santé à Cabris au début de 1950 est de ce point de vue assez claire et nous avons eu l’occasion de commenter ces passages4. De même, la violence de l’amour s’alimente de la violence des mots qui la répètent à l’aimé sans cesse, sans modération5. Camus, pas plus que Casarès, n’était un être mesuré, et les deux furent démesurés dans leur amour. Le nombre de leurs lettres –ils s’écrivent souvent plusieurs fois par jour, comme beaucoup de « séparés » peuvent le faire en période confinement– prouve que cette correspondance est dans l’excès, dans cette hybris et cette démesure dionysiaque si propice à la création. Ils n’ignorent pas que cet excès peut confiner à la folie, et voici un petit florilège qui parlera à ceux qui s’assaillent de textos  :

Lettre 108 de Camus du 18/12/49 :

« Vraiment, il y a des moments où cette situation me rend fou. Simplement je suis alors un fou à l’air placide, ce qui n’inquiète personne. Mais je suis fou. »

Cette folie, peut-être parce qu’elle est écrite, reste consciente et la lettre 115 du 05/01/50 précise :

« Sens-tu du moins comme je t’aime , Avec quelle folie et quelle lucidité en même temps ? »

Casarès fait écho à Camus sur la dualité de cette folie dans la lettre 122 du 09/01/50 :

« Je t’aime jusqu’à la folie et de ma sagesse la plus grave. »

Toutefois, l’un et l’autre, parce qu’ils écrivent cette déraison, sont capables de faire preuve d’ironie et dans la lettre 124 du 10/1/50 Casarès écrit :

« Mais j’arrête. Je suis folle ce soir(…) Je viens de relire ces pages de folie et je suis arrivée à la conclusion qu’il faut vraiment que je me soigne. »

Presque deux mois après, le 20/03/50, dans la lettre 258 elle dira :

« Je t’attends patiemment comme un tigre affamé attend sa nourriture dans sa cage. »

Dans les missives de ce fol amour les amants s’emballent, littéralement, et leur dialogue est surenchère. Cette émulation élève Casarès à une qualité d’écriture que les critiques ont soulignée dans cette Correspondance plus encore que dans l’écriture de son autobiographie.

La lecture, faite en 2018 par Isabelle Adjani et Lambert Wilson6donne à entendre toutes les harmoniques et les nuances d’une histoire qui se raconte à deux voix. Nous y percevons ces discours qui se répondent en un duo, parcourant la gamme des sentiments. Dans ces récitatifs alternés, s’harmonisent les deux tessitures, la féminine et la masculine. Les amants ne sont pas à l’unisson, ils « concertent » et donc voguent de conserve. Ils ne s’imitent pas l’un l’autre, mais chacun trouve une voix nouvelle, créée pour dire cet amour. Nous ne connaissons pas l’écriture antérieure de Casarès, mais, de fait, c’est une tonalité neuve que nous entendons chez Camus, différente de celle de l’écrivain, différente de son style d’épistolier même dans ses échanges les plus intenses comme par exemple ceux de la Correspondance avec Char.

Un entraînement quotidien à l’écriture : exercice de style, exercice de vie

Camus, nous le savons et parfois il s’en plaint, consacrait à ses correspondants un temps considérable. Sa Correspondance avec Casarès, nous pouvons la lire comme un entraînement quotidien à l’écriture, des « exercices de style » non affectés, faits comme certains font, chaque jour, des Exercices Spirituels. Sans avoir été consciemment conçues pour cela ces lettres sont comme des gammes pour un pianiste, des exercices à la barre pour un danseur : l’occasion de s’assouplir dans l’art de dire ce que l’on ressent. Les deux correspondants sont, certes, deux amants avant d’être des épistoliers, mais, plus ils s’écrivent et plus ils se répètent qu’ils doivent progresser dans l’art d’écrire, que les mots leur font défaut, que grandit le besoin de dire encore plus précisément ce qu’ils vivent. Certes, ce n’est pas seulement pour faire œuvre de littérature : c’est pour mieux se dire intimement leur amour qui s’exalte dans chacune de leurs « déclarations ». Pratiquer quotidiennement cette écriture a en quelque sorte une double utilité : d’une part cela permet à leurs sentiments de devenir encore plus manifestes, rayonnants, confiants et donc séduisants, aux yeux de l’aimé et, d’autre part, en un effet collatéral non prémédité, leur écriture acquiert une exactitude, une acuité et une souplesse qui rejaillissent sur l’ensemble de leur art. On pourrait d’ailleurs étudier chez Casarès la manière dont cet art d’exprimer à Camus ses propres sentiments a eu une incidence sur son art d’exprimer les sentiments des auteurs qu’elle interprétait.

À partir du moment où ils prirent conscience du caractère exceptionnel de leur amour et de leur correspondance, au début des années 50, le style de Camus évolue7. Dans la continuité d’une écriture que l’on disait « sèche », le style s’humanise. La Chute, Le Premier Homme, certaines nouvelles, se ressentent de la chaude intensité des lettres à Maria. On n’écrit pas si longtemps, si régulièrement, l’amour sans que ces mots écrits à l’autre dans l’intimité d’une liaison ne modifient la manière d’écrire pour le public. Il y a pour Camus dans cet exercice de la correspondance une double maturation : maturation dans l’art d’écrire, maturation dans l’art de vivre ce qu’est chaque aimant dans son dans son unité propre. À plusieurs reprises Camus et Casarès se disent l’un à l’autre que, par l’autre, ils ont « grandi », mûri jusqu’à devenir pleinement ces êtres qu’ils n’étaient avant qu’en puissance. Tu m’as fait devenir une femme, tu m’as fait devenir un homme, se déclarent-ils mutuellement. Ecoutons-les alternativement.

Camus, lettre 102 du 14/12/49 :

« Avec toi, je me sens un homme. C’est pour cela sans doute qu’il s’est toujours mêlé à mon amour une gratitude immense », phrase qui trouve son pendant par la déclaration de Casarès du 06/02/50 dans la lettre 173 :

« Tu m’as vieillie mon amour, tu as fait de moi une femme quand je n’étais qu’une enfant, un être humain quand je n’étais qu’un petit animal. »

Les deux le disent de conserve, par l’autre ils deviennent ce qu’ils sont profondément, ainsi Camus dans la lettre 111 du 06/01/50 :

« Mais maintenant que tu m’as découvert le vrai prix des choses, tout ce qui n’est pas toi, me paraît dénué de sens – comme si on m’empêchait d’être celui que maintenant je suis. »

Dans la lettre 124 du 10/01/50 Casarès témoigne à son tour :

« Oh ! mon chéri ; même si mon visage s’estompe dans ton souvenir, n’oublie pas mon âme qui est encore bien fragile. Il y a si peu de temps que tu me l’as donnée. »

Certes, c’est leur amour qui les a fait « devenir ce qu’ils sont en apprenant8 » pourrait-on dire en reprenant la phrase de Pindare, mais, en relisant de près la Correspondance, on sent que c’est aussi en écrivant cet amour qu’ils ont ainsi grandi, en tant qu’êtres humains, en tant qu’artistes et, comme nous allons le voir pour Camus, en tant que penseur. Cet homme nouveau, enfin adulte, qu’appelle la fin de L’Homme révolté nous le voyons se faire et se comprendre à partir d’une correspondance amoureuse de plus de quinze années.

Une correspondance à l’origine du Cycle de l’Amour

Chez Camus nous savons que les trois cycles de son œuvre – l’Absurde de Sisyphe, la Révolte de Prométhée, l’Amour de Némésis – ne sont pas séparés mais se chevauchent souvent. Nous pouvons constater que, si nous faisons dater de 1950 lors du séjour à Cabris le moment où la Correspondance prend son envol quand les deux comprennent et s’expliquent la force inouïe de leur amour, c’est à cette période que Camus écrit L’Homme révolté. La dernière partie de cet essai intitulée « Pensée de Midi » culmine dans une célébration de la mesure qu’incarnera Némésis. Cette divinité, plus complexe que Sisyphe et Prométhée, est celle en qui Camus célèbre à la fois la Mesure et l’Amour. C’est alors que s’ouvre cette partie de son œuvre que Camus appellera le Cycle de l’Amour en rappelant que Némésis, après avoir été la divinité vengeresse qui s’attaquait aux démesurés, devient une bienveillante divinité de l’amour. Cette transformation d’une Érynnie en Euménide trouve dans Le Premier Homme le roman qui la donne à voir. Dans sa relation avec Casarès, la Correspondance montre que c’est à cette période que Camus comprend pleinement, comme il en avait eu l’intuition à Tipasa, que « la seule mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure9». Cette conviction d’Augustin d’Hippone reprise par Bernard de Clairvaux avait trouvé sa formulation profane dès 1939 dans Noces à Tipasa : « je comprends ici ce que l’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure ». Les années d’amour avec Maria seront l’illustration de ce paradoxe qui veut qu’amour et mesure peuvent être associés. Par l’amour porté à Maria, par l’amour reçu d’elle, il comprend que l’amour est cette aventure hors norme dans laquelle la mesure qui nous « accorde » à l’harmonie du monde se transcende en un droit d’aimer sans mesure, en offrant ce que l’on est, plus fortement encore qu’en donnant ce que l’on a. Camus sait décrire ce qu’est cet amour don dans la lettre 125 du 12/01/50 :

« L’amour d’orgueil a sa grandeur et l’on peut y connaître des instants sans mesure. Mais il court à sa perte dans ces instants mêmes. Il n’a pas de certitude bouleversante de l’amour-don. Je sais maintenant que je ne vaux rien sans toi et que, seul, ma mesure n’est pas celle que je pensais. »

Or, cet amour est en effet ce qui échappe à toute mesure et Camus affirme dans la lettre 178 du 08/02/50 :

« Bien des choses nous manquent encore, mais nous en avons conquis bien d’autres. Ce que nous avons ne se mesure pas . »

Cet oxymore d’une Némésis divinité de la mesure et du démesuré, cette alliance de l’instinct apollinien et de l’instinct dionysiaque, fut sans doute l’objet de dialogues entre l’écrivain et la tragédienne. Camus dit souvent l’incidence que les pensées de Casarès ont sur lui, et il est clair que la Pensée de Midi, annonciatrice de Némésis, doit beaucoup à la passion solaire qu’entretinrent ces deux Méditerranéens. Plus que d’évoquer à propos de Casarès le rôle de Muse, nous préférons dire que, dans son amour pour Maria, Albert découvre ce que peut être la pensée de Midi qui ouvre le Cycle de l’Amour. Écoutons ce qu’il déclare le 26 février 1950 :

« Mais nous descendrons ensemble vers le soleil. Un temps viendra où malgré toutes les douleurs nous serons légers, joyeux et véridiques. N’est-ce pas, mon amour chéri, nous fuirons ces pays d’ombres, je retrouverai toute ma force et nous serons de beaux et bruns enfants de Midi. »

Quand Camus écrit à Casarès nous retrouvons souvent l’accent de « L’exil d’Hélène » dans L'Été ou du final de L’Homme révolté, à moins qu’à l’inverse, dans les œuvres publiées nous ne retrouvions l’écho de la correspondance intime.

Un amour qui influence une œuvre et un amour qui devient une œuvre, ce constat nous amène à nous interroger sur le statut d’œuvre d’art que nous pouvons accorder à cette Correspondance.

Une intime Correspondance à lire comme une œuvre d’art à rendre publique

D’emblée la question se pose au lecteur : fallait-il rendre publique, publier, une correspondance aussi intime qui, par nature ne s’adressait qu’à une seule personne ? À cette question, un seul argument peut servir de réponse et c’est celui qui amena Catherine Camus à la publication : ces lettres sont belles et la beauté est une raison suffisante.

Au fur et à mesure de la lecture, plus les textes nous semblent intimes et plus ils paraissent beaux. Plus nous entrons dans la vie réelle de ces amants, plus nous avons l’impression d’entrer dans une œuvre. Alors que certaines de ces  lettres relèvent de la grande littérature érotique, pourquoi n’avons-nous jamais l’impression de sombrer dans le voyeurisme ? Kant et Proust aident à répondre à cette question et nous résumons brièvement leurs conceptions de la spécificité d’une œuvre d’art pour expliquer en quoi cette Correspondance est une œuvre. Dans la Critique de la faculté de juger Kant étudie ce « plaisir désintéressé » qui caractérise l’œuvre d’art en montrant que, devant une œuvre, nous éprouvons un plaisir intense qui pourtant ne signifie pas que nous voudrions posséder, de façon concrète, ce que représente l’artiste. En schématisant, disons que c’est ce qui distingue une œuvre érotique d’une représentation pornographique. Ainsi, en lisant certaines lettres que des critiques jugèrent « torrides », aucun voyeurisme, aucun plaisir par personne interposée, ne sont suscités par des passages qui, s’ils n’étaient aussi artistiquement écrits, ne seraient qu’impudique exhibition d’une chair sans art. Leur désir est intense et leur écriture est le reflet de cette intensité ainsi que l’illustrent les quelques passages suivants. Par exemple la lettre 131 de Casarès du 14/01/50 :

« On peut, en effet, oublier l’amour. Mais oublier son amour, t’oublier toi, ton corps, tes épaules hautes, tes jambes dures, ton ventre, tes bras, ta peau fraîche, ton visage chéri, tes lèvres, tes mains, tes belles mains…crois-tu vraiment que je puisse oublier tout cela pendant trois mois ? »

Ou la lettre 132 du 17/01/50 :

« Je pense à tes jambes sur mon ventre et à tes mains et à tes bras. Ah ! Comme tu me manques au cœur, au corps et à l’âme. Je t’embrasse, je t’embrasse longuement, longuement. »

Camus n’est pas en reste ainsi qu’il le déclare dans la lettre 133 du 17/01/50 :

« Le désir ! Ah que dis-tu là. S’endormir avec lui, se réveiller avec lui ! C’est une sourde rumeur au long des jours. Moi non plus je n’avais pas connu cela. Et c’est bien dur. La bouche sèche à certaines images, on souhaite l’averse de la volupté. Toi, partout, ton goût, les corps tordus, soudés, à certains moments c’est une obsession. J’espère que cela passera. Mais en même temps, c’est ta chaleur qui m’accompagne, un peu comme si j’avais ta main sur moi. Et j’aime cette brûlure et cette souffrance. »

Devant une telle ardeur de lecteur Casarès lui dit dans la lettre 141 du 22/01/50 :

« Je tâcherai d’être moins précise dorénavant pour ne pas exacerber tes crises d’autonomie. Mais, toi, je t’en supplie, fais comme moi. Parfois tu es atteint d’une aspiration poétique qui m’ouvre le ventre. »

Et Camus persiste et signe dans la lettre 190 du 13/02/50 :

« Je t’aimais avec de grands battements de cœur… Depuis quelques jours je vois en moi cet amour dans sa nudité (…) Si cette lettre te trouve dans ton lit, qu’elle me glisse près de toi, tiède. Ah ! Comme je te serrerai, comme je te dépouillerai vite… Je t’aime gravement et follement. Je t’embrasse du haut en bas et je te remercie, du fond du cœur, pour être rentrée dans ma vie si merveilleusement. »

Le lendemain, dans la lettre 192 du 14/02/50, il ajoute :

« Me choquer ? Mais je voudrais plus encore et que tu te mettes toute crue, toute vive, ouverte dans tes lettres afin que cet aveugle désir où je vis sache mieux encore vers quoi il tend, où il veut s’enfoncer et s’ensevelir. Je ne t’ai jamais séparée de ton corps. Mais bien que je sois littéralement intoxiqué par ce corps je ne t’ai jamais désirée ni prise en t’oubliant, toi. C’est l’acte d’amour, depuis que je te connais. Avant c’était l’acte, voilà tout. Quand deux êtres s’aiment, s’ils ne sont pas hideux, s’ils s’aiment en s’aimant, tout est permis et tout est merveilleux. Oui, le plaisir finit en gratitude, c’est  la fleur humide des jours. Quel bonheur d’être vivants, toi et moi, et d’être vivants ensemble ! (…) Tous mes sens, tout mon cœur, te savourent et te caressent. »

Dans la lettre 262 du 21/03/50, Camus se prépare à ce que les « séparés » de 2020 imaginent pour le « déconfinement » :

« C’est le moment en effet de parler des piaffements du sang. Mais patientons, en effet, et restons dignes.(…) L’inquiétant, c’est que je me sens des forces à soulever le monde.(…) Tout mon être te réclame. Ah ! le beau jour où j’entrerai dans Paris. Ma chérie, mon cher cœur, ma brûlante, ma douce, ma noire chérie, je t’embrasse tout entière, je te respire, je te bois. A bientôt, à tout de suite, mon aimée. Je t’attends avec une impatience de plus en plus grondante. Et je t’aime. »

En ce sens kantien, le plaisir qui nous saisit est « désintéressé » et pleinement esthétique. Mentionnons enfin un passage du 17 mars 1950 à titre d’exemple :

« Bientôt, bientôt ! Oui, ce sera avec quelques mois d’avance un glorieux été, chaleureux, fondant comme un fruit. Ah ! je suis bien capable de te dévorer tant j’ai faim de toi. Je t’embrasse encore et encore, sur toute ta peau d’été, et au creux des tempes, où dort la tendresse. »

Brûlantes, intimes, en quoi ces quelques lignes peuvent nous atteindre, nous lecteurs du XXIe siècle, nous qui ne sommes ni Camus ni Casarès, nous à qui ce baiser temporal n’est pas adressé ? Quittant Kant, voyons en quoi Proust donne un élément de réponse qui nous permettra de conclure sur la dimension littéraire de cette Correspondance. L’auteur de la Recherche du temps perdu explique, par la métaphore du puits artésien, que, plus un écrivain descend dans l’intime et le spécifique, plus son œuvre atteint l’universel ; plus ce qu’il décrit lui est particulier, plus il atteindra le général. C’est pourquoi cette histoire si peu généralisable d’un écrivain et d’une comédienne vivant un amour bien particulier en une époque si différente de la nôtre trouve un écho en nous. En descendant au cœur de l’intime, au creux de ce qui leur était le plus personnel, Camus et Casarès ont essayé, par un exercice quotidien de l’écriture, de s’expliquer l’un à l’autre la force secrète d’un amour qui les dépassait. Ils ont ainsi tutoyé des sommets, et c’est ainsi qu’ils nous y conduisent. L’un et l’autre, chacun à sa manière, trouvent les mots pour dire ce qui les dépasse et leur style oscille entre le registre de l’amour et celui de la transcendance comme l’indiquent ces quelques extraits. Casarès le pressent dans la lettre 127 du 14/01/50 :

« Je sens au fond de moi une sorte de tremblement qui frise je ne sais quelle angoisse qui me dépasse. Il s’agit d’un sentiment à la limite de l’humain ; mais je ne veux pas employer de grands mots. »

Et la lettre 189 de Camus le dit aussi le 13/02/50 :

« J’ai pour toi l’infinie patience de l’amour, la furieuse impatience du désir. Mais j’ai aussi une certitude  qui est hors du temps et dans laquelle je te rencontre, au plus profond de l’être. Je t’embrasse, interminablement. »

Sa lettre 192 du 14/02/50 précise cet émerveillement :

« Que tu m’appartiennes absolument et pour toujours, qu’un être, qu’un être tel que toi, me soit ainsi donné sans réserves, cela me remplit d’une force de joie qui remplirait trois vies. Ne crains rien : appuyé sur cette certitude, je puis vivre, créer, faire rayonner le bonheur sur tous. C’est la grandeur et la bonté de la vie que de pouvoir ainsi croître et surabonder, sans mutilation, par la seule force du sang. Des jours comme aujourd’hui, et grâce à toi, mon grand amour, j’ai l’impression d’avoir toute la lumière du ciel sur le visage. Merci ma chérie, ma lisse, ma profonde ! »

Dans la lettre 233 du 06/03/50, Camus précise ce que lui a apporté ce confinement à Cabris. Rappelons, actualité oblige, que Camus avait dû  aller au sud de la France pour pour redonner à ses poumons une vigueur qu’une rechute de tuberculose avait affaiblie :

« Je ne finirai pas mon essai. Mais je continuerai à travailler et quand il sera fini, j’aurai déjà retrouvé cette liberté intérieure qui me manque, la liberté de midi, la force, la joie silencieuse, celle qui dépasse le bonheur et le malheur . »

« Si je n’ai pas travaillé autant que je l’espérais, j’ai travaillé plus profond. Et j’ai d’immenses projets qui me brûlent la tête, des œuvres, une pensée, la réalisation d’un style d’être. C’est ici que j’ai besoin de toi, comme on a besoin du soleil et de la terre, pour ne pas se perdre. »

La lettre 263 de Casarès lui répond le 20/03/50

«  Ah ! Viens mon amour ! Que je puisse enfin vivre dans l’oubli de tout le reste, la minute présente et faire d’un moment une éternité ! J’étouffe de souvenirs enterrés,  engloutis, et d’espérances où tremble la crainte de la mort. Que nous puissions enfin jouir l’un de l’autre et de l’instant, étrangers au passé au présent, au monde même qui nous entoure. Ah ! la paix enfin et le sourire ! »

Ainsi, ils ont inventé une forme d’écriture où le charnel rencontre le tout autre en côtoyant le transcendant, une correspondance qui, ainsi, parvient à s’adresser non seulement à l’autre, mais aux autres. Certes, ils n’ont pas écrit pour être publiés. Certes, c’est à l’aimé, et à lui seul, qu’ils s’adressent, mais tous ceux qui un jour ont essayé de s’adresser à quelqu’un pour dire leur amour entendent la volonté passionnée que Camus et Casarès eurent de se faire comprendre. Riches, tous les deux, d’un don pour aimer et d’un talent pour écrire, ils ont ainsi écrit une œuvre qui ne pouvait rester cachée: cette Correspondance qui eut une telle importance dans la vie et l’œuvre de Camus devait donc être publiée comme l’ensemble de son œuvre. Ils prenaient ainsi une notable avance sur la mise en œuvre d’écrits d’un de leurs contemporains, Pierre Teilhard de Chardin, qui dans plusieurs de ses œuvres appelait à la découverte de l’amour, ce feu intérieur devenant universel qui faisait de l’homme moderne un nouveau Prométhée. Ainsi, après la révolte prométhéenne, Camus et Casarès ouvrent à l’amour de Némésis par l’ardeur de leur correspondance. Qu’en ces temps de confinement, ils en soient remerciés.

Le 3 avril 2020

 

Notes 

  1. Carnets [1936], OC II, p. 811.
  2. André Gide, Essais critiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 437.
  3. J. L. Austin How to do Things with Words, conférence de 1955 publiée à Oxford en 1962 et traduite au Seuil en 1970 sous le titre Quand dire c’est faire.
  4. Françoise Kleltz-Drapeau, « Le droit d’aimer sans mesure » dans la Correspondance Camus Casarès, éditions Anne Rideau, Paris, 2019.
  5. Françoise  Kleltz-Drapeau, « La violence, ombre et soleil dans la Correspondance entre Camus et Casarès » in De l’ombre vers le soleil : Albert Camus face à la violence, Rencontres méditerranéennes Albert Camus, éditions des Offray, La Roque-Alric, 2019.
  6. Éditée en CD la même année par les éditions Gallimard.
  7. Il va de soi qu’il reste à mener une analyse stylistique précise de ces textes éminemment poétiques.
  8. Pindare, Pythiques II, vers 73.
  9. « Noces à Tipasa », OC I, p. 107.
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