Alcibiade l'Athénien

Chez Thucydide, comme chez Homère, où la mort aristocratique est liée au kléos – la renommée, la gloire –, il n’est pas question d’une simple manifestation primaire de la force. Le rapport à la force est, comme dans l’Iliade, souveraine dialectique. Pour garder le pouvoir, il faut le développer. Il s’impose aussi comme étant indivisible et ne se parta­geant pas. Mais, le pouvoir est « l’attribut d’êtres qui le payent de leur per­sonne : pas de pouvoir sans que sur son détenteur la corne d’un taureau ne projette son ombre. Son sacre n’est que l’annonce ou l’a­morce de son sacri­fice » (D. Hollier, Collège de so­ciologie1937-1939, Gallimard, « Folio », p. 173).

Voici Alcibiade l’Athénien, le « chasseur pourpre ».

On peut penser, malgré les dangers d’anachronisme, à ce que dira Baudelaire sur le dandysme qui est, selon lui, une « institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants » (« Le Dandy », in Le Peintre de la vie moderne). Le dandysme est, pour Baudelaire, « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences […]. Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. »

Un passage d’Aristote (Politique, III, 13, 13-14) semble correspondre à la nature d’Alcibiade. Pour le philosophe, donc, s’il y a un individu – ou plus d’un, mais pas en nombre suffisant pour emplir une cité – dont la vertu soit si éminente que ni la vertu ni la capacité politique de tous les autres ne puissent être comparés aux leurs, s’ils sont plusieurs, aux siennes, s’il est seul, de tels hommes ne peuvent plus être considérés comme de simples fractions de la cité. C’est être injuste que d’appliquer des principes d’égalité, tant leur vertu et leur capacité politique les rendent hors du commun. Il est naturel qu’un tel être soit comme un dieu parmi les hommes. On voit, en conséquence, que la législation doit nécessairement s’appliquer à des hommes égaux par la naissance et par la capacité. La loi ne concerne pas les hommes supérieurs : ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule d’essayer de légiférer contre eux. Ils répondraient sans doute ce que fait dire Antisthène aux lions quand, dans l’assemblée des Animaux, les lièvres veulent l’égalité pour tous.

Alcibiade, comme plus tard, Alexandre, buveur de vin pur, comme les Grands chez les Macédoniens, est un mélancolique, selon l’acception aristotélicienne (Aristote, Problème XXX, 1). Alcibiade, parce qu’il est mélancolique, est un homme de génie, un créateur. Maître de guerre et aristocrate fascinant, il est le symbole, pour Athènes, d’une histoire trouble et tragique, une ardeur pour le politique relevant secrètement de l’ordre de l’érotique.

En 415, Nicias et Alcibiade se sont affrontés au sujet du projet d’expédition vers la Sicile. L’un dénonce les dangers de l’épithumia – le désir, la passion –, et affirme la nécessité de consolider l’empire plutôt que de l’accroître. L’autre, au contraire, partisan de l’aventure occidentale et de l’impérialisme extrême, montre que l’inaction est mortelle pour une cité maîtresse de peuples.

Pour Clausewitz (De la Guerre, V, 3, Éditions de Minuit, 1955, p. 310) : « Moins la modération et la prudence suffisent, plus la tension et l’énergie des forces doivent prendre l’ascendant. Là où la disproportion de la puissance est si grande qu’aucune limitation de son propre objectif ne met à l’abri du désastre, ou bien là où la durée probable du danger est si grande que l’utilisation la plus économe des forces ne peut plus conduire au but, la tension des forces se rassemblera ou doit se rassembler en un seul coup désespéré ; acculé, celui qui n’espère plus guère de secours des choses qui ne lui en promettaient point, mettra son ultime et dernière confiance dans la supériorité morale que le désespoir confère au courageux ; il tiendra la suprême audace pour la suprême sagesse, au besoin il ajoutera une ruse hardie et, si le succès se dérobe à lui, il trouvera dans une mort glorieuse le droit à une résurrection future ».

Nicias, lors de son second discours à la tribune, pour tenter de décourager les citoyens assemblés, insiste sur les difficultés logistiques qu’implique l’éloignement de l’adversaire. Malgré cela, l’enthousiasme et l’éros de la majorité l’emportent (Thucydide, VI, 24, 3. Voir VI, 3, 1, où est évoqué aussi le désir fou ou mauvais des choses lointaines : « dusérôtas einai tôn apontôn »). Pour Jacqueline de Romilly, « Tous furent pris d’une même fureur de partir […] ». Roussel et Bétant proposent respectivement : « Tout le monde sans distinction se passionna pour l’entreprise » et « La passion de s’embarquer saisit tout le monde à la fois ».

Au-delà des déformations inhérentes à toute traduction, c’est bien l’amour-passion – l’éros –, qui pousse les Athéniens, dans une sorte d’exaltation ou de transport sacré, vers l’aventure politique ultime, condamnés à poursuivre indéfiniment l’archè, à dépasser la borne assignée par les nécessités pour s’abandonner à l’insatiable désir de posséder (voir Platon, République, 373 d). Plutarque le montre lui aussi. Alcibiade, que le peuple aime, déteste et pourtant veut avoir (voir Plutarque, Vie d’Alcibiade, 16, 3, citant le vers 1425 des Grenouilles d’Aristophane), enflamme de désir (érôta) les Athéniens (voir ibid., 17, 2). Les jeunes gens, exaltés par ces espérances, sont séduits, de sorte que beaucoup convoitent la Sicile et, assis dans les palestres et les hémicycles, dessinent la forme de l’île et la position de la Libye et de Carthage (voir ibid., 17, 4. Cf. id., Vie de Nicias, 12, 1). Le projet aurait pu réussir.

On pense au départ de la flotte et à la « splendeur du spectacle » qu’elle offre, à l’idée d’un empire et sur terre et sur mer. Puis voici la mutilation des Hermès liée par ses ennemis, en son absence, à la parodie des Mystères. Alcibiade avait reçu, en effet, l’ordre de partir et avait cinglé vers la Sicile. Apprenant que le peuple rendu furieux l’a condamné à mort, il s’écrie qu’il montrera, lui, qu’il est en vie (ibid., 22, 3). Le voici à Sparte. Se présentant à la tribune, il stimule l’ardeur des Lacédémoniens et leur énergie. Il s’explique sur certaines attaques personnelles. Sur la démocratie aussi : « Nous, nous étions chefs du peuple en son ensemble, et nous nous faisions un devoir de contribuer à maintenir une forme de gouvernement avec laquelle la cité connaissait le plus de puissance et le plus de liberté, et qui était aussi, pour chacun, un héritage. La démocratie, en effet, nous savions, nous les gens sensés, ce qu’elle vaut – et, tout aussi bien qu’un autre, d’autant même qu’elle [m’a fait le plus grand mal], je pourrais l’accabler. Mais d’une folie universellement reconnue pour telle, comment rien dire de nouveau ? La transformer cependant nous paraissait hasardeux quand vous étiez là, postés près de nous en ennemis » (Thucydide, VI, 89, 6, trad. J. de Romilly). Sur l’expédition de Sicile enfin : « […] Maintenant, apprenez sur quoi nous avons, vous, à délibérer, et moi, si j’en sais plus que d’autres, à vous apporter un avis. Nous sommes partis pour la Sicile, d’abord, si nous le pouvions, afin de soumettre les Siciliens, et après eux les Italiens à leur tour ; ensuite, afin de faire une tentative contre l’empire carthaginois et Carthage elle-même. Que ce projet réussît, soit complètement, soit même en majeure partie, nous nous attaquions alors au Péloponnèse, ramenant d’abord en totalité les forces grecques que nous nous étions adjointes là-bas, puis de nombreux barbares que nous prenions à notre solde, Ibères et autres, reconnus comme étant, parmi les barbares de là-bas, les plus belliqueux, enfin des trières que nous construisions en quantité en plus des nôtres, grâce au bois abondant d’Italie. Avec elles, nous tenions le Péloponnèse assiégé de toutes parts ; en même temps, les forces d’infanterie y faisaient des poussées sur terre, et nous emportions ses villes de force, ou bien dressions contre elles des fortifications : nous espérions donc, dans la guerre, le réduire aisément, et, après cela, étendre notre empire à la Grèce tout entière » (Thucydide, VI, 90, 1-3, trad. J. de Romilly).

La terrible défaite de l’Assinaros, en 413, annonce le déclin de l’hégémonie des Athéniens. En effet, les Athéniens, depuis le désastre de Sicile et d’une série d’échecs mineurs sur mer, redoutent la flotte péloponnésienne. Cependant, lors des opérations de l’été 411, ils sont délivrés de leur sentiment d’infériorité et de l’idée que l’ennemi vaut encore quelque chose sur mer. En agissant avec énergie, ils peuvent encore dominer la situation (voir Thucydide, VIII, 106, 2). C’est ainsi qu’en 410, la victoire de Cyzique dans la Propontide – le plan d’Alcibiade, qui avait rejoint les escadres à Samos, est appliqué –, plonge les Lacédémoniens dans le désarroi : la dépêche d’Hippocrate, le secrétaire du navarque Mindaros, interceptée par les Athéniens, annonce aux éphores, laconiquement, le désastre subi : « Bâtiments perdus ; Mindaros mort ; équipages affamés ; ne savons que faire » (Xénophon, Helléniques, I, 1, 23. Plutarque, après le récit de la bataille et la ruse d’Alcibiade (28, 10) donne la même version du message). Dès lors les Athéniens tiennent solidement l’Hellespont et même chassent les Lacédémoniens du reste de la mer (voir Plutarque, Vie d’Alcibiade, 28, 9 ; cf. Xénophon, Helléniques, I, 1, 14-18 et Diodore, 13, 50). Et pourtant, comme l’avait dit Alcibiade à l’armée réunie en assemblée, ils n’ont pas d’argent alors que leurs ennemis en reçoivent du Roi (voir Xénophon, Helléniques, I, 1, 14). Nous sommes, en effet, à un moment du conflit où le rapport lacédémonien à la mer a changé de manière radicale du fait de l’aide perse.

En 408, Alcibiade est stratègos autokratôr, stratège « aux pleins pouvoirs ». À ce moment, Alcibiade est le seul capable de relever la puissance de la cité. Pour Xénophon, Alcibiade est apantôn hégémôn autokratôr. Diodore utilise, lui, l’expression stratègon autokratora, les Athéniens ayant, dit-il, confié à Alcibiade toutes les forces terrestres et maritimes.

En 407, le retour du stratège à Athènes est triomphal. Selon Douris de Samos, le vaisseau de commandement entre au Pirée avec une voile de pourpre, comme après boire, un joyeux cortège dionysiaque (Plutarque, Vie d’Alcibiade, 32, 2). Quand le stratège est à terre, la foule se précipite à sa rencontre avec des cris de joie pour l’escorter. Mais à cette allégresse se mêle une grande tristesse, et le souvenir des malheurs passés leur revient en mémoire. On n’aurait pas échoué en Sicile, penseront-ils, si Alcibiade, le philonikos, l’ « amoureux de la victoire », était resté à la tête de l’expédition. Persuadée d’être invincible et irrésistible tant qu’Alcibiade serait stratège, la foule, regrettant ses accès de colère contre le meilleur et le plus vaillant d’entre eux, espère jusqu’à la fin.

Malgré les Arginuses, en 406, les Athéniens sont vaincus à Aïgos-Potamos, en 405. Quand tout sera perdu et qu’il trouvera refuge en Phrygie avec son hétaïre Timandra, Alcibiade, l’imprévisible, fera rêver encore les Athéniens à des retournements de situation avec lui possibles. Tant qu’il sera en vie, il sera une menace pour les Trente et pour Pharnabaze.

Deux vers d’Aristophane rendent compte des dispositions particulières du peuple à son égard, et de la passion violente – amour et haine –, dont il est l’objet et la cause. Ils évoquent la force suprême du pouvoir et la puissance ambiguë du stratège que l’on pourrait qualifier, comme l’était le Diomède de l’Iliade, de kratéros : « Surtout ne pas nourrir un lion dans la cité. / Car une fois nourri il faut servir ses mœurs » (Les Grenouilles, 1432-1433).

Il y a tout cela dans le personnage d’Alcibiade, le stratège qui laissait traîner insolemment son manteau de pourpre, sur l’agora. Sur son bouclier doré, aucun emblème traditionnel, mais un Éros porte-foudre…

 

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