Découvrons aujourd’hui un mot qui n’a l’air de rien mais dont l’histoire est pleine de rebondissements : c’est le mot abricot. C’est un vrai mot voyageur : parti d’Italie (de la Rome antique), il est arrivé en Grèce, avant de passer par le monde arabe et de revenir en Europe, par l’Espagne. Évidemment, pendant tous ces voyages, il s’est bien modifié : comme un voyageur, il s’est adapté aux coutumes locales. Quand des peuples sont en contact, ils s’empruntent des mots et, la plupart du temps, les modifient.
Dans l’Antiquité, les Romains appelaient ce fruit mālum praecoquum, c’est- à-dire le « fruit précoce ». On reconnait dans praecoquum le mot qui donnera, en français, précoce. Pré-, c’est « avant » (lat. prae) et -coce, c’est « cuire » (lat. coquo), comme cocer en espagnol ou còser en occitan : c’est le même radical que dans cuisiner ou dans queux « cuisinier » (encore vivant dans maître queux). En somme, précoce, cela veut dire « précuit », mais il faut comprendre ici « pré-mûri », « mûr avant les autres ». Et l’abricot est bien un fruit dont certaines variétés arrivent à maturité assez vite.
C’est à partir du deuxième siècle av. J.-C. que les Romains conquièrent la Grèce. Les Grecs veulent bien accepter le mot latin que les conquérants apportent avec eux, mais à leur façon : ils ont un peu de mal à le prononcer comme les Romains le font et l’adoptent sous la forme πραικόκιον (praïkókion). Les années passent et le mot continue de changer : on dit alors βερικοκκία (berikokkía) en grec de la fin de l’Antiquité. C’est plus facile à prononcer pour les Grecs : ainsi, πραι- (praï-) devient βερι- (beri-).
Au Moyen Âge, la civilisation islamique, qui parle majoritairement l’arabe, récupère le mot : les arabophones sont en contact régulier avec les Grecs. Mais les sons qu’ils utilisent pour leur langue ne sont pas exactement ceux qu’on a en grec. On adapte donc la prononciation : on laisse tomber les voyelles et berikokkía devient berkok puis برقوق barqūq. Encore une fois, le mot mute, s’adapte, comme il l’a fait entre le latin et le grec.
Toujours au Moyen Âge, les lettrés du monde européen occidental parlent plusieurs langues et les savants se servent du latin pour communiquer entre eux. Certains utilisent aussi l’arabe, mais rarement le grec. Cette langue s’est en effet retrouvée assez isolée : les civilisations islamiques, cependant, la comprennent encore et la traduisent souvent. Les savants arabophones peuvent donc faire passer des idées et des mots grecs aux Européens. Justement, ils transmettent celui pour dire « abricot ».
Pendant sept siècles, l’Espagne est dominée par la civilisation islamique : l’arabe est donc une langue très utilisée dans ce pays. Et pour désigner l’abricot, on prend le mot arabe : barqūq برقوق Mais en arabe, on a un article défini : c’est ل I ʾal. On dit donc ʾal-barqūq quand on veut dire « l’abricot ». Les Espagnols qui entendent parler arabe ne savent pas forcément que ʾal ne fait pas partie du mot : ils en tendent ʾalbarqūq, en un seul mot. Et ils ne font pas la différence entre q et k, qui est pourtant essentielle en arabe : qalb قلب (« cœur ») et kalb كلب (« chien ») n’ont pas la même prononciation en arabe. Pour des oreilles espagnoles, cependant, c’est la même chose.
En Espagne, et pour être précis, en Catalogne, le mot devient albercoc, abrecoc ou encore abercoc. Il remonte en France, où il devient aubercot. En français moderne, toutes ces variantes donnent naissance à abricot. Du même mot arabe, les Italiens font leur albicocca et les Espagnols albaricoque. Ainsi, dans toutes ces langues, quand on dit l’abricot, on dit pour ainsi le l’abricot, car le a- ou le al- au début du mot, c’est en fait l’article défini de l’arabe, qu’on ne reconnait plus (De la même façon que l’ierre est devenu le lierre en français).
Les Anglais nous empruntent notre mot et le prononcent apricot, tandis que les Néerlandais l’adaptent sous la forme abrikoos, que les Allemands récupèrent à leur tour pour en faire leur Aprikose. Quant au mot arabe barqūq برقوق il est souvent remplacé dans les pays où l’on parle arabe par un mot plus récent : mishmish مشمش
Le mot abricot nous montre, avec un exemple de la vie de tous les jours, comment les mots ont pu circuler dans le monde méditerranéen : souvent, c’est en passant par le monde arabe que des mots grecs se sont transmis en Occident. Pour le coup, ce mot a fait une boucle complète : parti d’Italie (du monde romain), il y est revenu profondément changé par tous les voyages qu’il a effectués. De praeco- quum on est arrivé à albicocca ! On peut résumer ce voyage ainsi : praecoquum → πραικόκιον praïkókion → βερικοκκία be- rikokkía → البرقوق ʾal-barqūq → albercoc → abricot → apricot.
Questions :
- Peux-tu répertorier toutes les langues dont il est question dans cet article ?
- Il existe en espagnol de nombreux mots qui commencent par a- ou al- et qui viennent de l’arabe. D’après toi, pourquoi ? Voici quelques exemples de ces mots : algodon, « coton », azucar « sucre », alcohol « alcool ».
- Pourquoi peut-on dire que précoce et précuit ont la même origine ?
Réponses :
1) Dans ce texte, on a évoqué les langues suivantes :
- le latin, qui est notamment l’ancêtre du français, de l’italien, de l’espagnol, du catalan et de l’occitan ;
- le grec ancien ;
- l’arabe ;
- les langues germaniques, qui ne viennent pas du latin mais lui ont emprunté de nombreux mots ainsi qu’aux langues qui en proviennent : l’anglais, le néerlandais et l’allemand.
2) Dans ces mots, a- et al- au début montrent que leur origine est l’arabe : en effet algodón, « coton » vient de l’arabe القطن I ʾal-quṭun, où on a gardé une trace de l’article défini arabe الـ ـ ʾal. Donc, el algodón, c’est « le “le coton” » (en espagnol, el est l’équivalent de l’article défini français le). En français, on n’a pas gardé l’article arabe : on a donc bien coton et non *alcoton. Le mot pour « sucre », azúcar vient de السكر ʾal-sukkar (qu’on prononce ʾas-sukkar) mais on dit bien sucre en français et non *assucre. Enfin, alcohol en espagnol et alcool en français ont tous les deux gardé l’article arabe : ces mots viennent de الكحول ʾal-kuḥl.
3) Ces deux mots remontent tous deux au latin praecoquum. C’est donc un mot qui a eu deux descendants différents (on appelle ces couples des doublets) : un plus courant, précuit, et l’autre plus savant, précoce. Ces deux mots ont la même origine mais leur sens est différent : une pomme précoce et une pomme précuite n’ont pas la même signification. Il y a en français de nombreux doublets : par exemple, orteil et article remontent tous deux à articulum tandis que forge et fabrique remontent tous deux à fabrica.